Chapitre 1 - Partie I

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Un an plus tôt


Roxane


— Mademoiselle Roxane ? Réveillez-vous... C'est l'heure.

Je grogne quand Maggie écarte les rideaux de la fenêtre, invitant brusquement le soleil dans ma chambre. Je me retourne et enfouis mon visage dans mes oreillers blancs.

— Mademoiselle Roxane... Vous devez vous préparer. Aujourd'hui, c'est le grand jour !

Je bougonne une nouvelle fois, tout en agitant mon bras au-dessus de ma tête pour faire signe à Maggie de déguerpir.

— Votre père est au salon, il prend le petit déjeuner et n'attend plus que vous.

Elle finit par sortir de ma chambre, en refermant délicatement la porte derrière elle. Je soupire et reste quelques minutes immobile, le visage toujours enfoui à l'abri des rayons indiscrets de l'astre de jour.

*

— Salut...

— Ah Roxane ! Ma petite princesse. Comment vas-tu ?

Je me baisse pour embrasser mon père, installé sur le canapé du salon, en train de lire le Times de ce matin. Je réponds à sa question d'un bref signe de tête, avant d'attraper un croissant sur la table basse et de m'installer en tailleur sur un fauteuil en cuir, face à lui.

— Roxane, tu ne devrais pas manger comme ça. Tu sais ce que le docteur t'a dit.

Je contourne le sujet, me contentant d'arracher férocement un morceau de croissant avec les dents. J'articule ensuite, en plissant les yeux :

— À quelle heure tu seras rentré ce soir ?

— Tard, je pense que tu seras déjà endormie.

— Et je suis vraiment obligée d'aller à l'université ?

Mon père abaisse son journal et me considère par-dessus ses lunettes, les sourcils arqués.

— Quelle question ! Bien sûr que tu dois t'y rendre, ça te fera du bien.

— Oui enfin, c'est pas comme si j'avais besoin de faire des études, papa...

J'agite les bras autour de moi pour désigner l'environnement dans lequel nous évoluons, tout en fixant mon père avec exaspération. Tout, absolument tout ici est d'un luxe exubérant et nauséabond. Les murs sont recouverts de tableaux de maître à plusieurs centaines de milliers de dollars, le canapé et les fauteuils sont en cuir blanc et la table, en verre et fer forgé. Un piano à queue noir trône devant les immenses fenêtres, donnant sur la vue qu'offre notre 42e étage. À droite, des escaliers en chêne invitent à rejoindre une mezzanine circulaire, où sont exposés de multiples ouvrages aux reliures dorées, renfermant les récits les plus divers, des plus belles lettres d'amour au plus sordides résumés de cold cases.

Mon père pose son journal sur l'accoudoir du canapé, puis se redresse avant de reprendre sur un ton calme :

— Ce n'est pas une question d'argent, Roxane. C'est une question d'éducation. Ta mère et moi sommes toujours partis du principe que nos ressources ne devaient en rien devenir un prétexte pour que tu gâches ta vie, en traînant désœuvrée dans les rues. Tu dois faire des études, obtenir ton diplôme et avoir un petit travail. Je veux que tu comprennes que tout cela ne t'est pas dû, Roxane. J'ai travaillé dur pour en arriver là. En plus, ton psychiatre ne cesse de dire qu'il faut que tu socialises avec des gens de ton âge alors...

— Il dit n'importe quoi.

— Roxane, s'il te plaît. C'est pour ton bien, tu le sais.

Je hoche la tête et repose les yeux sur mon père avec lassitude. Depuis mon adolescence, des psychiatres, des psychanalystes et des psychologues en tout genre m'ont diagnostiquée bipolaire, dépressive, schizophrène... Des mots qui me dépassent et qui ne parviendront jamais à définir réellement ce qui m'habite. Je passe tous mes mercredis allongée dans des bureaux sordides, décorés avec des portraits blafards de Freud et d'Esquirol, à répondre à leurs questions débiles. Mais papa tient beaucoup à ces séances et moi, je tiens beaucoup à lui. Alors j'y vais, la plupart du temps sans rechigner.

Mon père a toujours été un homme très occupé. Il dirige depuis plus de 40 ans une des plus grosses holdings de New York, et passe le plus clair de son temps au-dessus de l'océan Atlantique. Quand j'étais enfant, je trouvais cela supportable. Mais depuis la mort de ma mère, ses absences m'exaspèrent de plus en plus. Malgré cela et même si je le montre peu, il est tout pour moi, tout ce qu'il me reste. Après que maman nous a quittés, il s'est efforcé de me prouver tout son amour, et a fait tout ce qu'il a pu pour me rendre heureuse jusqu'à aujourd'hui.

Je pose le croissant entamé sur la table basse avant de me servir un verre de jus de fruits frais, que je déglutis d'une traite. Mon père reprend :

— Et puis, ça te donnera l'occasion de faire de nouvelles rencontres... Je ne te vois jamais avec quelqu'un. Ni amis ni petit ami...

Je pose le verre sur la table, pour couper court à cette conversation qui s'aventure, d'un seul coup, sur un terrain bien glissant, puis me lève promptement.

— Bon puisque j'ai pas le choix... Je vais me préparer. À plus tard.

Je m'éloigne en direction de ma chambre, sans me retourner. Je m'habille à la hâte et me maquille avec parcimonie, avant d'attacher mes longs cheveux bruns ondulés en queue de cheval. Je ne m'attarde pas sur mon reflet dans le miroir ; il paraît que je ressemble à ma mère. Elle, dont je n'ai que si peu de souvenirs. J'attrape mon sac, puis sors de ma chambre en vitesse.

— J'y vais !

— Roxane !

Je m'arrête net, coupée dans mon élan, et tourne à peine les talons pour faire face à mon père. Il tient une tasse de café dans une main et dans l'autre, un bloc de papier qu'il me tend.

— Prends ça, ça peut te servir pour garder quelques notes de ton cours... Au cas où.

Il me fait un clin d'œil. Je roule des yeux en attrapant le bloc avec langueur.

— Merci papa...

— Passe une bonne journée, ma chérie.

— Oui. Toi aussi.

Il m'adresse un dernier sourire bienveillant, tandis que je quitte l'appartement. À partir d'aujourd'hui, mon enfer a donc un nouveau nom : Columbia University.

Le Dernier Vol des Oiseaux de Sang | TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant