La robe elfique de Myrdhin

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Une fois les voyageurs installés, Dérycée gagna sa chambre avec hâte.

Son esprit n'avait cessé de tourner en boucle autour de l'image de l'étranger. Peu à peu, elle dut se rendre à l'évidence : quelque chose de spécial était en train de se produire. Sans ce rejet auquel l'avait habituée son âme, ses sentiments volaient en toute liberté. Rien de passionnel, rien d'incontrôlable, mais une possibilité inédite, effrayante dans sa nouveauté.

Elle referma la porte et resta adossée quelques instants au battant, victime d'un tumulte intérieur. C'était trop rapide, déraisonnable d'imaginer l'abandon. Pourtant, le silence du dégoût laissait un vide que son cœur s'impatientait de pouvoir combler. Pourquoi fallait-il qu'une angoisse la paralysât alors qu'elle entrevoyait enfin ce que pouvait être le désir ? Ce désir dont toutes les jeunes filles la bassinaient à longueur de temps. Pourquoi ne pas se prêter au jeu ? Des paroles de Corusco lui revinrent en mémoire : il faut du courage pour se lancer, mais souvent angoisse et désir sont partagés.

Pour elle, ce courage avait un autre sens : celui de s'affronter elle-même. Elle fit trois pas vers son coffre à vêtements. D'une main, elle dénoua la tunique qui lui collait à la peau, la laissa s'affaler sur ses chevilles et l'envoya promener d'un coup de pied. Sans prendre le temps de sécher ses mèches, elle ouvrit son coffre et s'agenouilla pour mieux plonger les bras dans ses profondeurs, en quête du cadeau mystérieux qu'elle y avait dissimulé. Plusieurs tenues volèrent, jusqu'à ce que ses doigts exhumassent le rouleau d'étoffe d'un bleu nocturne. Le tissu, soigneusement plié et attaché par une ceinture cérulée, chatoyait à la lueur des bougies. Dérycée se releva, les yeux rivés sur l'objet. Avec précaution, elle dénoua le ruban. La matière ondula, étendard de légèreté pris dans un alizé invisible. Aérienne, parcourue de reflets d'écume, elle attirait le regard autant qu'elle flattait le toucher. C'était une pièce magnifique, décorée de dentelles et parée de fines arabesques sombres, d'une coupe simple mais pleine de noblesse. Complétée par sa large ceinture, elle sublimait autant qu'elle habillait. Dérycée la posa sur sa poitrine et inspecta son reflet dans l'ovale de bronze dépoli. Après un hochement de tête approbateur, elle se coula dans le bleu océan, laissant la soie glisser sur ses épaules, le long de son dos, caresse délicieuse qui ne s'arrêta qu'à ses genoux. Elle boucla la ceinture au fermoir d'argent, mais sans trop la serrer, pour laisser de l'espace à ses hanches.

L'image que lui renvoya le miroir la laissa indécise. Au premier coup d'œil, elle la trouva bien trop osée. Pourtant, le tissu épousait sa peau, en révélait le velours, la couvrait de reflets nocturnes. Dans sa simplicité, le drapé magnifiait sa silhouette, offrant son dos et ses épaules au chatoiement des bougies. Bien trop osée... mais au diable ma lâcheté, je vais vaincre mon démon.

Après un défroissage machinal, elle s'attabla pour sécher et peigner ses cheveux. Depuis son accident, ils avaient repoussé en tous sens, herbes folles au milieu d'une prairie de printemps. Si indisciplinés que, pour éviter de ressembler à un hérisson, elle avait dû les recouper à plusieurs reprises. À peine quelques mèches aile de corbeau se recourbaient-elles au-dessus des épaules. Dès lors, elle s'était découverte sous un autre jour. Plus assurée dans sa différence, plus volontaire, moins affligée par les regards mitigés qu'elle suscitait. Elle avait gardé les cheveux courts, coiffés à la façon des travailleurs des champs, en signe d'indépendance.

Elle se leva pour apprécier une dernière fois sa mise. L'origine elfique de la robe faisait peu de doute. L'anonyme qui la lui avait offerte nourrissait certainement l'espoir de la voir un jour portée. C'était d'ailleurs la raison de son enfouissement dans le coffre. Qui Dérycée allait-elle satisfaire en retournant à la fête parée de la sorte ? Quelqu'un qui en avait les moyens... ou l'énergie. Elle balaya la question et le mystère qu'elle recouvrait. En essayant d'oublier ses appréhensions, elle se pencha pour lacer ses sandales latines, un trésor qu'elle devait à son père, cette fois. L'ensemble s'appairait à merveille.

Deux étages plus bas, les trilles des flûtes, soutenues par les percussions, résonnaient jusqu'à couvrir le tambourinement de l'eau sur le toit. La jeune fille ouvrit la porte. Le couloir était plongé dans la pénombre. De l'escalier lui parvenaient les rires et éclats de voix des convives, certains déjà sensiblement éraillés par l'abus d'hydromel. Comme un plongeur s'apprêtant à affronter la surface d'un lac, elle prit une profonde respiration, et posa la main sur la rampe.


Loin de désemplir, la salle accueillait désormais une partie de la suite de dame Cornaline. Les danseurs étaient serrés. Une ronde brisée serpentait entre quelques fêtards isolés, trop avinés pour suivre les pas codifiés. En passant sous l'arcade, Dérycée se prit à fouiller l'assemblée en quête de l'étranger. Sans se rendre compte que, autour d'elle, les gens s'arrêtaient ou perdaient le rythme. D'un coup, alors qu'elle avait à peine progressé vers l'orchestre, elle se sentit harponnée par tous les regards qu'elle croisait. Fanch le porcher, la tête inclinée, lippe brillante et sourire en biais, Gosse le puceau, bouche ouverte comme une carpe hors de l'eau, Fine la belle rouquine, qui avait si bien retourné le cœur de Dolfi, l'œil hargneux et les lèvres pincées, Jorg le sabotier, ivre et goguenard... tout un aréopage qui faisait partie de son monde, de sa maisonnée, du village attenant. Bien qu'elle essayât de ne pas subir leur présence, leurs yeux lui collaient au corps, l'engluaient dans une toile visqueuse dont son esprit n'arrivait pas à se libérer. Pour les faire taire et chasser le rouge qui lui montait aux joues, elle les affronta tous, en baissant le menton comme un taureau prêt à charger. Et aucun soutien pour l'aider à remonter le courant. Où était Ruz ? Nulle trace de son visage rassurant au milieu de ce brouillard.

Il y eut une fausse note sur l'estrade, un moment de flottement. Elle craignit que les instruments ne se désunissent et ne l'abandonnassent au centre de l'assemblée, immolée par un silence qu'elle imaginait plus lourd que l'orage. Elle sentit ses jambes reculer malgré elle, l'emporter telle une ombre chassée par la lumière. Alors que le sol se mettait à tanguer, une silhouette virevoltante poussa un cri festif et s'élança dans une parodie de révérence. Après une glissade qui balaya les danseurs devant lui, Harlinetuiz se réceptionna aux pieds de la jeune fille. Bras ouverts, il lui adressa un sourire dont la chaleur l'inonda. Elle en resta interdite, attendrie par le vieux mage. La main tendue lui fit l'effet d'un baume sur ses brûlures. Par un clin d'œil imperceptible, message subliminal destiné à elle seule, il lui délivra l'encouragement qu'elle n'attendait plus.

— Une princesse nous fait l'honneur de sa présence. Je devine que ce n'est pas pour un vieux croûton décati comme moi, mais le privilège de l'âge aidant, je m'octroie l'honneur de la première danse !

Elle rit, heureuse de sentir ses doigts osseux saisir les siens avec une infinie délicatesse. Il leva une main, éteignant la musique mieux que s'il avait jeté un sortilège, tapa trois fois du pied pour redonner la cadence, et l'entraîna dans une envolée de cordes et de tambours. Ce soir, son héros avait les cheveux gris, mais la présence et le pied sûr d'un prince. Il la fit tourbillonner jusqu'à la précipiter dans les bras de Dolfi, sans qu'aucun des deux n'ait pu comprendre comment.

D'abord maladroit, le garçon se laissa griser par la main de sa compagne posée sur son bras, ses doigts dans son dos, ses yeux dans ses yeux. Il n'osait pas la toucher. Ne rêvait que de la toucher. Elle renversa la tête, offrit sa gorge en un rire silencieux, lui fit définitivement chavirer l'esprit.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant