Les retrouvailles

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« Amalia ! Ma fille ! »

Dans un grand cri, plus théâtral que naturel, la mère d'Amalia se précipita au devant de sa fille aînée, qui sursauta. Elle n'avait même pas eu le temps de franchir le pas de la porte. Elle était chargée de trois sacs et elle ploya sous l'embrassade de sa mère. Cette dernière n'avait pas changé depuis son départ vers l'Espagne, un an auparavant. Tant de choses s'étaient pourtant passées pour elle depuis...

Après l'avoir serré dans ses bras une première fois, sa mère la débarrassa en vitesse, lui arrachant presque ses affaires des mains, et la prit à nouveau contre elle. Elle l'embrassa si fort que son père s'exclama :

« Émilia ! Laisse ta fille respirer ! »

Sa mère desserra son étreinte à regret et Amalia adressa à son père un petit sourire gêné. Trop réservé pour s'adonner aux mêmes effusions de joie que sa mère et certainement trop fier pour avouer qu'elle lui avait manqué, durant douze mois passés loin de lui, il dansait d'un pied sur l'autre, hésitant.

« Paulin, viens embrasser ta fille ! » lui intima soudainement sa mère, sans pour autant se détacher d'elle. Obéissant, son père vint poser ses lèvres sur son front et ses quatre grand-parents réunis pour l'occasion émirent en même temps un grand « Oh » admiratif.

Un « Oh » qui eut pour effet de faire se lever au ciel les yeux de sa petite sœur, âgée d'un an de moins. Cléalia restait à l'écart et observait la scène, la mine renfrognée. Elle ne semblait pas avoir beaucoup changé, elle non plus. Peut-être s'était-elle même assombrie, songea Amalia.

Une fois décollée de ses parents et après avoir embrassé ses grands-parents, Amalia s'approcha de sa cadette. Doucement. Elle appréhendait leurs retrouvailles. Les deux sœurs s'étaient envoyé quelques lettres dans les premiers mois de l'Apprentissage d'Amalia avant que leur correspondance ne se tarisse : les missives de Cléalia étaient devenues de plus en plus brèves, sèches et espacées.

« Comment tu vas, Cléa ? » fit Amalia d'un ton voulu joyeux en rapprochant sa main de ses cheveux rouges pour les lui ébouriffer comme elle le faisait souvent auparavant. Cléalia marmonna quelque chose qui ressemblait à un « Je m'appelle Cléalia » et fit un pas en retrait pour esquiver la main de sa sœur. Dans la manœuvre, son coude heurta la commode de l'entrée, Cléalia couina un « Aïe » retentissant et un stylo qui se trouvait en équilibre sur le meuble entama sa chute.

L'entama seulement. Parmi les Sorcières qui ont le don de lévitation, la casse est rare : il y a toujours quelqu'un pour arrêter la chute des objets, l'amortir ou carrément l'inverser. Cette fois, ce fut Mamie Sora, la grand-mère maternelle des deux sœurs, qui rappela à toute la famille qu'elle n'avait rien perdu de ses réflexes de jeune Sorcière. Le stylo remonta dans les airs et reprit sa place initiale.

« Toujours aussi maladroite à ce que je vois ! » s'exclama Amalia dans un petit rire, passant cette fois franchement sa main dans les cheveux de sa cadette. Cléalia la foudroya du regard et la mère des deux sœurs intervint, surprenant Amalia par la dureté de son ton :

« Le problème, c'est que tu ne fais pas attention ! Jamais !

– Je fais attention ! Répliqua Cléalia.

– Non ! »

La jeune fille fusilla sa mère du regard mais s'arrêta avant de répondre « Si ! ». Amalia devina que sa sœur ne souhaitait pas s'embarquer dans une joute sans fin. Un peu gênée par les tensions qu'elle pouvait sentir profondément enracinées entre elles, l'aînée de la famille décida de s'en retourner vers son père pour lui demander où en était leur jardin. Ils s'en étaient toujours occupé ensemble et ce dernier sauta sur l'occasion pour lui répondre fortement et éviter que la dispute n'explose réellement. Ils se ressemblaient par de nombreux aspects quand Cléalia, son impulsivité et son trop plein d'émotions et de caractère, partageait de nombreux traits communs avec leur mère.

Le repas se passa sans nouvelle anicroche et pour cause : Cléalia n'ouvrit pas la bouche. On évoqua sans cesse le voyage d'Amalia mais, peu à l'aise avec l'idée de monopoliser l'attention, elle ne cessa de relancer d'autres questions. Sa grand-mère se portait-elle mieux ? Et son grand-père ? Avait-il pu aller à la pêche aux nuages cet été ? Et les fleurs dans le jardin ? Avaient-elles retrouvé leur superbe d'il y avait deux ans ? Son père, le spécialiste du jardin et son fidèle allié botanique, sourit : oui, oui, cette année avait été bonne, les fleurs étaient superbes. Quant à sa mère... Comment se passait son travail ?

Les réponses à ses questions ne duraient jamais pourtant. Il ne fallait pas longtemps pour qu'on la relançât sur son année à Nueve, ville du Monde Intemporel, située dans un nuage qui circulait le plus souvent dans le ciel de Madrid. Chez quelle famille avait-elle été hébergée déjà ? Les Saturnes ? Oh, très bien, les Saturnes. Une grande famille de Sorciers originaires de Cumulus, leur propre Ville-nuage, située au-dessus du sud-ouest de la France. Et qu'avait-elle eu à faire au fait ? Ah oui ! S'occuper de leur jardin de nuages. Et comment poussaient ces derniers ? Avait-elle rencontré un beau Sorcier espagnol et riche à épouser ? Non. C'était bien dommage, mais la crise était partout.

Amalia jeta un coup d'œil à sa sœur et les deux jeunes filles échangèrent leur premier sourire depuis un an. Leur mère ne connaissait pas grand chose de l'économie du Monde Contemporain, monde des Sans-pouvoirs. La crise qui sévissait à plusieurs kilomètres en dessous de leurs pieds n'avait que très peu d'emprise sur eux. En plus, leur mère se fichait complètement de ce qui pouvait arriver aux Sans-pouvoirs qui vivaient sur Terre. Elle les trouvait aussi insignifiants que des grains de sable, taille qu'ils avaient quand elle les observait du hublot de son plancher, dans sa cave. Mais il était de rigueur de balancer une remarque sur la crise en plein repas de famille : cela faisait illusion, c'était comme si l'on s'intéressait au peuple d'en bas.

La famille de Sorciers en était au dessert quand la question qui était sur les lèvres de tous fut enfin formulée par sa grand-mère maternelle :

« Et ton Examen, comment s'est-il passé, ma chérie ? »

Amalia n'avait pas pour habitude de se vanter mais elle ne put empêcher un sourire de manger ses joues et de s'étaler sur tout son visage.

« Et bien... », commença-t-elle. Tout le monde la dévisageait, même sa petite sœur, ses deux grands yeux verts posés sur elle. « Et bien... Je suis Sorcière ! »

Sa voix atteignit involontairement les aigües et elle rit. Sa mère émit en réponse son deuxième cri de joie de la soirée et vint lui sauter au cou. Amalia sourit en sentant ses bras l'enserrer. Elle lui fit pousser un troisième hurlement en lui annonçant que, dès la semaine suivante, elle avait rendez-vous à l'Agence pour y passer un entretien de travail : elle avait été sélectionnée pour travailler dans l'un des plus prestigieux services de la Ville de Cumulus. De nouveau, toute la famille la félicita. Elle aussi était fière de ce qu'elle avait traversé. L'Examen n'avait pas été une partie de plaisir mais c'était derrière elle désormais et pouvait s'afficher sur sa carte d'identité son titre : « Sorcière ».

S'ensuivirent d'interminables conciliabules post-repas qui s'achevèrent quand elle ne parvint pas à réprimer un large bâillement. Bien qu'elle eût mis sa main devant sa bouche dans l'espoir de le camoufler un peu, tout le monde réalisa qu'elle devait être épuisée par toutes ses aventures et on la pria de regagner au plus vite sa chambre. Les au revoir se firent rapidement, de deux bises sonores sur chaque joue, et chacun regagna ses pénates. Ses grands-parents maternels dans une maison voisine, ses grands-parents paternels de l'autre côté de Cumulus ― grâce à leurs balais aménagés ― et ses parents dans leur chambre au premier étage de leur superbe manoir. Seules restèrent sa sœur et elle. Comme pour montrer que la hache de guerre était enterrée, Cléalia lui proposa de l'aider à porter ses sacs et elles montèrent en silence au second étage qui était devenu le leur, avec leurs deux chambres, leur salle de bain et leur dressing.

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