1. Le présent

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Le papier cadeau était épais et doux, presque plastifié. À tel point que je n'osais même pas essayer de le déchirer. Je détachais simplement les quelques morceaux de scotch parsemés ça et là, sous les yeux attentifs de mon ami. Il m'avait prévenu que son présent était fragile, et je fis donc bien attention de sortir délicatement la boîte hors de son papier d'emballage.

Il s'agissait d'une boîte carrée en cuir noir, ornée d'un crochet d'ouverture en argent. Elle contenait forcément une montre ou un bijou. La finition de l'ensemble laissait présager du meilleur : je n'avais jamais vu une boîte si travaillée.

Je pouvais lire l'excitation dans les yeux de mon camarade :

— Alors, tu l'ouvres ?

Je ne savais pas quoi penser. Dix ans que nous nous connaissions, et cela devait être le premier cadeau qu'il me faisait. Il faut dire qu'une bonne amitié n'a pas besoin de ça, d'autant plus que mon portefeuille ne m'a jamais permis ce genre d'excentricités. Et soudainement, il m'offrait un cadeau sans raison, soi-disant pour fêter sa précédente promotion. C'est moi qui aurais dû lui offrir un cadeau pour cela !

Il me suffisait de lire son sourire en coin pour savoir que la boîte contenait un présent d'exception. Il crevait d'envie de me voir l'ouvrir, de découvrir ma réaction. Je le sentais jubiler à l'avance, comme s'il venait de me trouver le Saint Graal.

Je poussai délicatement du doigt le crochet en argent, avant d'ouvrir la partie supérieure de la boîte. Ma réaction dut lui plaire, car il ne tarda pas à se frotter les mains de contentement. Je restai bouche bée, les yeux écarquillés, pour ne pas dire émerveillés. Aurait-on pu réagir autrement devant un tel bijou ?

Il s'agissait d'une montre, mais la décrire ainsi ne serait pas lui faire justice. Il s'agissait de LA montre. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau.

Bien assise sur son coussin de cuir, elle affichait fièrement un boîtier qui hésitait entre le doré et l'argenté. Mais c'est son sublime cadran qui attirait sur lui toute l'attention. On y décelait le moindre des rouages, chacun travaillé avec minutie comme s'il s'agissait d'un bijou à part entière. Le tout portait trois aiguilles fines et élégantes, pour le moment immobiles.

Je ne pus m'empêcher de caresser le remontoir en or, tout en lâchant un soupir d'admiration.

— Elle te plaît ? s'amusa mon ami face à ma réaction. Bien sûr qu'elle te plaît ! T'imagines pas à quel point j'ai hésité avant de te l'offrir. Je l'ai trouvée en brocante, un peu encrassée. J'ai nettoyé le cadran et changé le bracelet, et j'ai découvert que c'était un vrai bijou !

— Un bijou ? Une œuvre d'art, tu veux dire ! Je... Tu es sûr que tu ne veux pas la garder ? Je ne sais pas combien tu l'as payée, mais elle doit valoir une fortune. C'est trop pour moi.

— Arrête ton char ! J'ai payé ça une misère. Honnêtement, je n'ai même pas osé aller voir un prêteur sur gages. Tout ce que je sais, c'est qu'elle est un peu trop pétante pour moi. Regarde-la et ose me dire que cette montre ne te ressemble pas. C'est une montre d'artiste !

Je restai là, un peu bête, à contempler le cadeau le plus beau qui m'ait été fait. Je comprenais ce qu'il voulait dire : une montre squelette dépareillait clairement avec son costume de cadre propre sur lui. Cependant, il avait tort sur un point : cette montre n'était en rien faite pour moi.

Je la voyais bien au poignet d'un PDG un peu excentrique, ou d'un riche dirigeant de startup. Mais je n'aurai probablement pas eu les moyens d'acheter ne serait-ce que la boîte ! Mes précédentes montres ressemblaient plus à des Flik Flak plutôt qu'à cette pièce d'exception. Cela faisait d'ailleurs des années que je n'en portais plus.

J'éloignais un peu l'écrin en cuir de mon visage, comme pour repousser ce présent que je ne méritais pas :

— Non, vraiment. Je pense que tu sous-estimes la valeur de cette montre. Je ne sais pas combien tu l'as achetée, mais elle doit en valoir cent fois plus. Vends moi ça et va m'acheter une Swatch si tu veux, mais je ne peux pas accepter.

— Pas de ça entre nous, crétin ! Considère que je l'ai trouvée par terre. Un cadeau est un cadeau, et tu sais que je serai vexé si tu ne l'acceptais pas.

Je soupirai tout en posant la boîte sur mes genoux. Il aurait fallu être stupide pour insister une fois de plus. Quelqu'un qui avait la chance de tenir une telle merveille n'allait pas se plier en quatre pour la rendre à son propriétaire d'origine.

Par ailleurs, je connaissais bien mon ami, et il n'allait jamais en démordre. Je refusai systématiquement lorsqu'il me proposait des cigarettes ou des pintes, mais il finissait toujours par m'avoir à la longue. Il faut dire que ma fierté naturelle s'accordait mal avec mon portefeuille anémique.

Comme il aimait à le dire, il gagnait suffisamment d'argent pour nous deux, et ce n'était pas forcément faux. Ce n'étaient pas mes quelques missions d'intérim qui allaient égaler son salaire de responsable de secteur. Mais je ne m'étais jamais offusqué de notre différence de revenus. Il avait toujours bossé plus que moi, et s'était généralement montré plus brillant.

Éternels célibataires que nous étions, j'avais passé une bonne partie de ma vie à squatter son vaste appartement, avant d'avoir suffisamment d'argent et d'APL pour me payer une ridicule chambre étudiante, sans vraiment être étudiant. Cette vie me convenait plus ou moins, et je n'avais jamais eu à me plaindre.

— Tu ne la portes pas ? Allez, essaie !

Décidément, ce type était fier de son cadeau. Un peu gêné, je sortais la montre de son écrin et ouvrait timidement le bracelet. Tout en plaçant la monte à mon poignet, je remarquais que les aiguilles restaient désespérément immobiles.

— Elle ne fonctionne pas ? demandais-je avec un ton neutre, pour ne pas paraître trop tatillon.

— Tu plaisantes ? C'est une montre automatique, mon ami. Elle fonctionne avec les mouvements, pas même besoin de piles ! Regarde !

Effectivement, alors que je remuais mon poignet nouvellement orné de cette merveille, l'aiguille des secondes se décida à remuer timidement. Les rouages intérieurs tournèrent alors les uns sur les autres, à des rythmes plus ou moins réguliers, à mesure que le balancier faisait ses va-et-vient. Mon admiration béate s'arrêta avec l'aiguille, visiblement peu décidée à faire durer ce spectacle trop longtemps. La montre était à nouveau arrêtée.

— Le type qui me l'a vendue m'a dit qu'elle n'avait pas été portée depuis longtemps, expliqua mon ami. Mais elle fonctionne comme un charme ! Il y aura juste besoin qu'elle accumule suffisamment d'énergie pour être relancée. Apparemment, c'est tout à fait normal. Tu sais que je ne suis pas un expert en montres. En revanche, je peux te dire que ce truc est le plus beau cadeau que tu recevras avant des années !

Il se fendit d'un rire moqueur et d'un clin d'œil complice. Il n'avait probablement pas tort.

La montre automatiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant