Madame Bovary (Esther) réécrit

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-Regardez mon père! C'est Isaiah qui parlait. Le Führer a annoncé que l'Allemagne mènerait une guerre totale!

Il s'arrêta quelques secondes afin de reprendre son souffle, puis leva les yeux et nous fixa tous. Son annonce avait eu l'effet d'une bombe.

Aria se tourna vers moi. Elle avait l'air affolée. Non pas que sa façon d'agir changea, mais son regard, lui, montrait un désespoir profond. On aurait dit qu'elle portait le poids du monde sur ses épaules. Je lui attrapai la main, et la serra très fort. J'essayais d'être aussi rassurante que je le pouvais, mais cela était bien difficile. Nous savions autant l'une que l'autre que cette annonce pouvait marquer la fin de notre histoire. Jusqu'à maintenant, nous avons réussi à rester cachés et surtout discrets. Mais est-ce-que nous le pourrions indéfiniment? Je préférais ne pas trop y penser.

Monsieur Gunther se tourna vers Isaiah. Ses lèvres tremblotant légèrement il demanda:

-Mais voyons, êtes-vous persuadé d'avoir bien compris? Peut-être avez-vous mal interprété ce qui a été dit.

Ce dernier, pour réponse, tendit l'exemplaire de journal qu'il tenait en main. Au visage de Monsieur, nous comprirent que c'était bien vrai. Isaiah n'avait pas mal interprété. Monsieur Willem, qui était assis à ma droite se pencha alors vers moi et me dit:

-Maintenant, il ne nous reste plus qu'à prier, en me souriant.

Monsieur Willem avait toujours un sourire réconfortant, de ceux qui semblent pouvoir arranger tous les malheurs. Ses lèvres fines et roses formaient une sorte d'arc, et on pouvait apercevoir des fossettes se creuser au centre de ses joues, et des rides se tracer à la commissure de ses lèvres.

Ma mère se leva, retrousse les manches de son gilet gris malgré les températures qui régnait dans la pièce, et nous proposa de nous occuper avec un jeu de cartes pendant qu'elle ferait chauffer de l'eau pour nous préparer des tisanes. Elle aimait toujours faire comme si de rien n'était, sûrement pour se protéger.

Je ne pouvais pas rester ici. Il y avait trop d'ondes négatives, trop de non-dits.C'était bien cela le problème. Jamais personne ici ne parlera de ce qu'il ressent. Chacun gardait ce qu'il pensait pour soi.

Je lâchai la main d'Aria, puis me dirigea à l'extérieur de cette horrible pièce. Dans le couloir, il y avait une porte qui menait vers le grenier. Au début nous aurions aimé pouvoir l'attribuer à Willem et Gunther afin qu'ils aient eux aussi droit à un peu d'intimité, mais c'était trop encombré et monsieur Markus ne pouvait pas déplacer tant d'objets, par peur d'éveiller les soupçons.

J'ouvris cette porte et escalada les quelques marches, pour arriver dans une pièce qui, je ne doute pas, doit être très vaste sans toutes ces babioles.

Ici, il y avait de larges fenêtres donnant sur la rue. Monsieur Markus les a fait recouvrir par de grands rideaux épais, afin d'éviter que l'on puisse nous voir à l'extérieur. C' était une bonne personne. Le seul qui a daigné nous ouvrir ses portes et nous offrir un toit quand les choses se sont aggravés pour les gens comme nous, les personnes "différentes". C'était une connaissance de longue date de monsieur Benjamin, qui est lui-même, ainsi que sa femme Sarah des amis de longue date de notre famille. Et pour ce qui est de messieurs Gunther et Willem, et bien ils tenaient de nombreux commerces, et nous avions pour habitude de faire nos courses chez eux.

Je partis m'asseoir sur un des petits tabourets en bois au centre du grenier. Les lattes du parquet craquaient légèrement sous mes pas, mais ce n'était pas grand-chose, que des légers bruits qui disparaissent directement, comme aspiré par tous les objets qui m'entouraient. Je venais souvent écrire ici. Mais aujourd'hui, j'avais besoin de penser à autre chose, et non pas de retracer sur papier tout ce que nous vivons. J'avais fait monter un roman avec moi, Madame Bovary. Lire les problèmes d'une autre me faisait oublier les miens. J'ouvris le livre et me plongea dans ma lecture. Je le connaissais probablement par cœur, mais chaque fois, je me sentais vivre les scènes avec Emma. Lorsqu'elle riait, je riais aussi. Lorsqu'elle pleurait, je m'effondrais. Il y a de ces livres qui vous font vous sentir vivante. Qui ont pour rôle d'être des échappatoires. Madame Bovary est ce type de livre pour moi.

Je tournais la page de mon bouquin, geste que j'ai dû faire des centaines de fois, quand je sentis quelqu'un derrière moi. C'était Isaiah. Il se tenait là, debout à m'observer. Lorsqu'il s'aperçut que je le regardais également, il vint s'asseoir devant moi, et releva rapidement de son doigt mon bouquin.

- Madame Bovary. Sérieusement Esther, tu n'en as pas marre de ce bouquin. Chaque fois que je te vois lire quelque chose, c'est cela. Si tu n'as plus rien pour passer le temps, je pourrais te donner un de mes livres!

Je remontais mes yeux vers les siens. Mais de quoi se mêlait-il?

-Isaiah, quand je demanderais votre avis, permettez-vous de me le partager. Mais quand je n'y fait pas appel, ne me dites pas ce que vous pensez. Ça ne m'intéresse pas!

Il se mit à rire, et se dirigea vers la sortie de la pièce. Il descendit la première marche puis se tourna vers moi, sortit quelque chose de sous sa chemise, le fit glisser vers moi sur le parquet et descendit le reste des marches. Je me penche afin de ramasser le livre. Gatsby le Magnifique. J'émis un léger rire, puis ouvrit la première page du roman. Ce dernier avait l'air encore neuf, comme si personne ne l'avait encore jamais lu. "Quand j'étais plus jeune, ce qui veut dire plus vulnérable". C'étaient les premiers mots du livre. Cela promettait d'être très mouvementé. Je rangea mes deux bouquins et les emmenèrent dans ma chambre, avec Aria. Là, je mis le bouquin d'Isaiah sous mon coussin, et je rangeais le mien dans le tiroir de la commode qui se trouvait entre mon lit et celui d'Aria.

Mère m'appela ensuite afin de dîner. La bouillie avait encore ce goût fade et cette consistance visqueuse dont le but est de nous remplir l'estomac le plus longtemps, mais cela ne me dérangeais pas ce soir. Je ne pensais qu'à commencer le roman d'Isaiah.

1943 (En réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant