Prologue

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PROLOGUE

5 mai 1968.

C'est au début d'une radieuse après-midi printanière que Paul Émile Dupuy, jeune instituteur retraité et ancien maire du petit village de Breuil dans la vallée du Cians, vit pour la première et dernière fois la petite Fiat rouge remonter lentement l'allée gravillonnée.

Il en fut tout d'abord contrarié.

Depuis vingt ans, il ne recevait, pour ainsi dire, plus aucune visite.

C'était ainsi. Il s'en était accommodé puis persuadé et, finalement, vivait très bien de cette manière.

La voiture flambant neuve freina à quelques mètres de distance avant de s'immobiliser dans un petit nuage de poussière grise.

Paul retira les lunettes à double foyer qu'il n'utilisait en réalité que pour lire. En même temps, il déposa sur ses genoux un exemplaire broché de « L'histoire du conté de Nice, du quinzième au dix-neuvième siècle ». Un ouvrage unique, emprunté à très long terme, la dernière fois qu'il avait mis les pieds dans la bibliothèque de l'antique cité. C'est-à-dire, quelques années en arrière.

La portière de la Fiat s'ouvrit, côté conducteur.

La femme sortit sans hâte de la voiture. Les mains appuyées sur la portière, elle demeura un moment à regarder autour d'elle sans bouger. Pour autant que Paul puisse en juger, c'était une parfaite inconnue.

Piqué par la curiosité, il se leva en prenant appui sur l'inséparable canne en mélèze façonnée de ses propres mains et qui était aussi vieille que la blessure qu'elle soutenait.

De son côté, la femme avait du mal à contenir son émotion.

Cela faisait si longtemps.

Et pourtant, tout était resté tel que dans ses souvenirs.

Elle éprouva un vrai plaisir et aussi du soulagement à constater que sa mémoire ne l'avait pas trahie.

Lorsque la femme se décida à faire un pas dans sa direction, Paul put apprécier à son allure une nature gracieuse et résolue. Elle était grande, vêtue d'un élégant tailleur blanc qui allongeait encore sa ligne. Cependant, quand elle se trouva assez près, il fut d'avis que son charme résidait pour beaucoup dans ses grands yeux dont le bleu dominant se nuançait de mauve, lui rappelant le ciel clair de sa Provence à l'heure où le soleil glisse derrière la montagne. Ce n'était pas tout. Il y avait dans ce regard une nuance d'espièglerie qui lui avait conservé une fraîcheur d'enfant. Il ne lui donnait pas quarante ans.

La vérité était que ces yeux, dont il ne pouvait se détacher, remuaient quelque chose au plus profond de lui, en semant le doute dans son esprit. Mais, les mots lui manquaient pour pouvoir l'exprimer.

La femme lui tendit la main.

— Bonjour, monsieur l'instituteur.

Paul prit la main dans la sienne sans rien dire. Il ne la relâcha qu'après un très long moment.

Alors, il prit conscience de ses yeux gonflés, du voile qui brouillait sa vue et de la petite révolution qui s'opérait au creux de son ventre. Il affermit sa prise sur sa canne pour ne pas chuter.

— Adèle, lâcha-t-il dans un souffle.

La femme hocha positivement la tête. Elle s'écarta un peu en esquissant un sourire timide.

C'est seulement alors qu'il prêta attention à ses cheveux bouclés, d'un blond lumineux. Il croyait se rappeler qu'ils étaient bruns et droits, autrefois. Mais il n'en fit pas la remarque.

— Ainsi, tu es revenue, hasarda-t-il.

Adèle resta silencieuse.

Paul n'insista pas.

Passé le gros de l'émotion et rendu en partie à lui-même, il se trouva en définitive un peu ridicule.

— Eh bien, tu ne vas pas rester plantée comme ça. Prends donc la chaise, là. Tu veux boire quelque chose ?

Adèle commanda du café, mais à la condition qu'il en prît lui-même. Elle s'assit, jeta un bref coup d'œil au livre tombé à ses pieds et entreprit de dénouer le foulard à pois noir autour de son cou qui ajoutait à son sentiment d'étouffement.

Elle ne savait pas trop quoi penser de l'accueil de Paul. Il semblait ému et triste à la fois. Elle-même se demandait si revenir ici n'était pas simplement un acte d'égoïsme. Elle se sentit gagnée par la contrariété. D'autant plus qu'elle ne savait pas précisément contre quoi ou qui diriger ce sentiment. Alors, elle repensa à son père et à la promesse qu'elle lui avait faite.

Dans la cuisine, Paul s'impatientait devant la cafetière qui peinait à chauffer sur la plaque en fonte de sa vieille cuisinière à bois.

Régulièrement, il vérifiait qu'Adèle était toujours là, bien assise derrière la fenêtre s'ouvrant sur la terrasse.

Aussi, dès l'instant où il s'aperçut de son absence, il fut pris de panique.

Maudissant sa vieille blessure à la jambe, il s'empressa de sortir aussi vite qu'il le put.

Adèle avait presque rejoint la Fiat.

— Le café est presque prêt, cria-t-il dans une sorte d'alarme incontrôlée.

Adèle s'immobilisa un instant, le dos tourné. Puis, elle revint s'assoir sous l'œil faussement sévère de Paul.

Ils restèrent ensuite un long moment sans parler, les yeux fixés sur les montagnes, à boire distraitement le café amer.

Le soleil brillait de face, très haut dans le ciel, noyant les cimes sous une cataracte de lumière éblouissante. Sur un bout d'azur, un couple de rapaces évoluait en larges boucles ascensionnelles ponctuées de brefs cris perçants.

Sous le charme, Adèle rompit le silence.

— C'est toujours aussi magique.

— Oui, dit-il, songeur. Heureusement, certaines choses restent les mêmes. Seul le regard avec lequel on les voit peut changer. Et il ajouta : je suis content que cela te fasse encore de l'effet.

— Certaines choses changent malgré nous, Paul.

Il fut légèrement surpris. Il ne se souvenait pas d'avoir déjà entendu Adèle l'appeler par son prénom. Mais rien qu'à l'intonation de sa voix, il devina ce qu'elle avait voulu dire. Il hésita avant de demander :

— Ton père ?

Sur le visage de la jeune femme, les traits se durcirent. Elle détourna la tête, pudiquement.

— Je suis désolé. Il y a longtemps ?

— Bientôt un an.

Malgré sa curiosité, Paul ne chercha pas à en apprendre davantage pour l'instant.

Ses pensées errèrent un moment dans le dédale du temps.

Finalement, elles s'arrêtèrent au bord du sentier, aujourd'hui rendu aux fougères et aux ronces, qui rejoignait autrefois la route de Nice en suivant le cours bouillonnant du Cians.

Cela se passait vingt ans plus tôt.

Si sa mémoire ne le trompait pas, c'était au printemps quarante-huit. À quelques jours près.

C'était un beau jour également.

Dont l'aube, claire et tranquille, ne présageait nullement de ce qui allait arriver par la suite.


La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant