Iceberg de Fred Kassac.

Depuis le début
                                    

Nous nous sommes revus le lendemain. Je revenais de mon travail, elle du sien, comme la veille, et nos chemins se croisèrent encore devant la rotonde du parc Monceau. Elle ne pleurait plus. Seulement l'air abattu. C'est elle qui, la première, m'adressa un petit sourire contraint. Je me risquai à lui demander si elle allait mieux, elle me répondit : « un peu » et me remercia pour mes anémones (oui, au fait, c'étaient des anémones). Le lendemain, on s'est encore rencontrés, puis le jour suivant, et ainsi de suite, et voilà. Et maintenant, elle est allongée en face de moi dans la position approximative de l'Olympia de Manet, robe en plus, hélas ! Je la contemple sans me gêner beaucoup. Grâce à mes verres fumés, elle ne peut savoir si je la regarde ou non. Elle me plaît. Vraiment, elle me plaît, avec son nez busqué, et son grain de beauté au-dessous du genou. J'ai envie de l'embrasser, mais il n'en est pas question. A cause de l'autre, là-haut. Et justement, Irène n'y tient plus. Elle se lève avec un sourire contrit: - Excusez-moi. Je monte rejoindre Georges. Je me retiens de lui dire que si son Georges a besoin d'elle, il est bien capable de l'appeler tout seul. Patience et prudence. Après tout, que le cher Georges profite de son reste. De tout son petit reste. Irène entre dans la villa. Nous avons pris l'habitude de nous revoir chaque soir devant la rotonde. Je l'accompagnais un peu. Mois qui ne suis ni liant, ni bavard, avec elle je me liais, je bavardais. Une huitaine de jours plus tard, je l'ai invitée au cinéma. Après une légère hésitation, elle a accepté et nous nous sommes mis à sortir une ou deux fois dans la semaine. Puis, j'ai suggéré que nous pourrions sortir plus souvent. Elle éluda et je n'insistai pas sur le moment. Mais j'ai de la suite dans les idées et quelque temps plus tard, je l'invitai à une exposition de peinture, un dimanche après-midi. Moi à une exposition de peinture ! Même pas une exposition de peinture, d'ailleurs. Des vitraux par Chagall, je crois, et qu'il fallait admirer dare-dare avant qu'on les expédie dans leur église de Jérusalem ou de je ne sais où. Les vitraux de Chagall, moi, ça m'intéresse autant que les théories de Teilhard de Chardin, mais enfin c'était un prétexte pour la voir un dimanche. Nous n'avions jamais fait allusion ni l'un ni l'autre au chagrin qui était à l'origine de notre rencontre, mais elle semblait à peu près maîtresse de ses soirées et je pouvais la croire libre ! Or, au lieu de s'exclamer: « Oh! oui, allons voir ces merveilleux et fascinants vitraux de Chagall ! (comme n'importe quelle fille aurait fait à sa place), ne la voilà-t-il pas qui me répond tout net :

- Je ne suis jamais libre pendant le week-end.

Tel quel. Avec un sourire contraint, mais d'un ton ferme. Moi, je n'ai pas insisté : quand on me claque une porte au nez, j'ai assez d'amour-propre pour ne pas essayer de rentrer. Et c'est elle-même qui m'a parlé de Georges. Évidemment, j'aurais bien dû me douter que je n'étais pas le premier homme qu'elle rencontrait, que son chagrin du premier soir n'était pas dû à un simple vague à l'âme... A un ami tel que moi, on pouvait tout dire, n'est-ce pas (et rien dans ma conduite n'aurait pu lui faire supposer que j'éprouvais pour elle un autre sentiment que l'amitié). Alors, non seulement elle me parla de Georges, mais elle devint intarissable à son sujet. Bien sûr, il l'avait fait souffrir, mais tel qu'il était, elle l'aimait. Et puisqu'ils ne pouvaient se voir pendant la semaine, les week-ends étaient à lui. D'abord, j'en suis resté abasourdi. Je ne m'attendais pas à ça. Et puis, je me suis repris. J'ai décidé de réagir, de lutter. Avant tout, il fallait que je réussisse à m'insinuer entre eux deux, à briser leur tête-à-tête, à participer aux sacro-saints week-ends...

Je n'y tiens plus. Que peut-elle bien fabriquer là-haut avec lui ? Il y a déjà plus de vingt minutes qu'elle est montée. Tant pis, j'y vais. C'est un peu mesquin, ce que je fais là. Je devrais la laisser profiter de son reste avec Georges. Mais elle oublie tout de même qu'elle est chez moi. Elle pourrait y mettre du tact !

Je pénètre à mon tour dans la villa et monte l'escalier. Je m'arrête devant la porte de leur chambre. Pas besoin de tendre l'oreille pour entendre le bruit des baisers à l'intérieur. C'est plus fort que moi, j'entre. Irène se lève vivement du lit en reboutonnant son corsage. Elle est devenue très rouge. Georges, qui est resté allongé, me regarde entrer sans piper.

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