Il met le feu à son immeuble en tentant de changer ses excréments en or

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Felipe se retenait d'aller aux toilettes depuis une semaine et devait encore résister trois jours. Felipe avait lu quelque part, dans un traité de médecine, un compte-rendu de l'enfer des camps de la mort ou peut-être dans « L'Archipel du Goulag », qu'aucun humain ne pouvait se retenir de déféquer plus de dix jours. Cette durée qui restait sujette à caution dépendait fortement de la nourriture ingurgitée pendant ces dix jours. Impossible d'imaginer que l'organisme supporte dix jours de paella, de bananes ou de noix de coco à tous les repas. Mais dix jours en mangeant peu : des fruits légers, des légumes peu caloriques - haricots verts plutôt que petits pois – et cela restait techniquement envisageable.

Felipe n'en doutait pas une seconde, il y arriverait. Cette fois, il y arriverait. Son record s'établissait à 8 jours et 13 heures, les 13 heures les plus pénibles de toute sa vie. Son ventre était tellement gonflé qu'il ressemblait à une femme enceinte la veille de l'accouchement, mais surtout, ce qu'il n'avait pas prévu lorsqu'il s'était lancé dans cette entreprise, c'est qu'il ne pourrait pas dormir. La première fois qu'il avait tenté cette expérience, il s'était réveillé le quatrième jour, persuadé qu'il irait au bout, se sentant parfaitement bien, soulagé. Et pour cause, il avait déféqué dans son sommeil et accessoirement dans son lit.

Cette mésaventure n'avait pas arrêté Felipe dans sa quête. Il avait pris acte que se retenir ne suffisait pas, il devrait également apprendre à contrôler son sommeil. La tâche n'en serait que plus ardue mais le mérite d'autant plus grand. Felipe repensa à cette citation de Shakespeare « C'est la nuit qu'il est beau de croire à la lumière ». Superbe phrase qui le soutenait de manière régulière dans sa quête. Eut-il su qu'Edmond Rostand en était l'auteur, cela n'aurait rien changé à sa détermination. Depuis longtemps Felipe savait s'arranger avec la réalité pour en tirer, sinon le meilleur, le plus adapté à ses besoins du moment.

Les trois derniers jours furent les plus pénibles de sa vie et les plus inquiétants : ne risquait-il pas de mourir ou de subir des dommages irréversibles ? Le doute et la peur l'assaillaient mais il repensait à sa grand-mère citant Churchill : « Il n'y a pas de courage sans peur ». Ce simple souvenir lui redonna du baume au cœur. Felipe tenait de sa grand-mère cette capacité à se tromper tout le temps dans les citations. Churchill avait dit beaucoup de choses, souvent très drôles ou très pertinentes, mais cette histoire de courage venait de Shakespeare. L'important dans la vie, c'est d'avoir des piliers pour avancer. Que les piliers soient construits par Rostand plutôt que Shakespeare ou l'inverse, importait peu.

A force de citation, de relaxant et de volonté, Felipe atteignit le dixième jour. Il vécut l'ultime heure dans un delirium peuplé de légumes, de fibres, de colombins gigantesques et de toilettes ridiculement petites. Enfin l'alarme sonna, il pouvait se libérer. Il tenta de se lever mais cet effort lui prit dix minutes. Il marchait comme un petit vieux parkinsonien et mit encore dix minutes à atteindre les toilettes. Dix minutes doublement insupportables car elles n'étaient pas prévues. Mais Felipe avait trop de fierté pour déféquer sur lui. Consciemment en tous cas.

Enfin, enfin, il dénoua sa ceinture, baissa son pantalon, son slip, s'assit sur la cuvette et... rien. Le stress sûrement le paralysait. Il ne put même pas tenter de déféquer. La panique le prit. S'il n'y arrivait pas, il allait mourir et tout son plan tomberait à l'eau. Il aurait pu utiliser un laxatif mais d'une, cela voulait dire se relever et il s'en sentait incapable, de deux, il craignait que le laxatif altère la matière première. Il n'avait pas atteint les dix jours pour tout gâcher par une erreur de dernière minute. Felipe devait maintenant se détendre, se relâcher. Tâche plus facile à dire qu'à faire. Felipe, malgré son régime adapté, avait ingurgité près de dix kilos de nourriture. Les aliments sont composés essentiellement d'eau et il avait uriné la plupart de ces kilos mais il en restait un ou un et demi dont il devait se libérer. Ce colombin refusait obstinément de sortir et lorsque la chose semblait possible, Felipe n'arrivait pas à la provoquer. Trop douloureux.

Les refaits diversOù les histoires vivent. Découvrez maintenant