Chebec

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« Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal... »


Sur le navire fantôme, pas une torche, pas un fanal.

Au risque de s'échouer, le grand voilier progresse lentement, repliant et bordant ses sombres voiles de chanvre tendues avec art pour s'arracher aux canaux et marécages, cherchant les eaux libres, tirant des bords fins et des plans sur la comète.

Sur le pont, tout l'équipage levé interroge le ciel, la nuit.

Goliard appréhende ces ténébreux guerriers, regard rivé sur leur proie, faucons sanguinaires attirés par les fortunes du bourg dont on devine les lanternes sur les rives occidentales.

Ils passent. Il leur faudra du temps pour rallier Massilhan ; sur le bord convoité, le vent leur est contraire.

Goliard peste et plonge à nouveau dans les salicornes, un deuxième bateau suit le premier, deux chebecs effilés, rames relevées, à bloc de barbaresques en armes et turbans noirs. Deux centaines de loups silencieux, rêvant debout de rapines, viols et massacres, tendus comme des arcs bandés vers le nord où dorment les cités septimaniennes de Taur.

Les cris sont dans les gorges.

Le grand Maure, leur chef, leur Reis, se soucie peu du pillage et du butin. Il est riche d'assauts et de batailles, d'hommes asservis, de palais et de caravanes. Son tribut sera d'une autre nature, l'objet de ce désir qui l'enfièvre et trouble sa raison, la grande archère franque aux cheveux d'or filé qui s'est gaussée par deux fois de leur inutile bravoure : Scribote la lettrée, la savante, la perle de ce bourg qu'il ravira comme un trésor et qu'il emportera sur ses rives orientales ; la prise, qui éclipsera de son esprit et de sa beauté les colonnades marbrées de ses jardins, ses bassins, ses fontaines et ses roseraies. Elle resplendira en son palais comme un joyau dans son écrin. Aucune femme ne touche son cœur hormis la guerrière à la haute stature et à l'arc redoutable qui l'a défié du haut des remparts de Massilhan. Dans ce bourg, il a infiltré un espion qui a confirmé son choix : la jeune veuve est digne d'un roi.

Depuis, toutes les nuits, dès qu'il ferme les yeux, il rêve du moment où il la dépouillera de sa longue tunique et la clouera à sa couche, il rêve de sa bouche, de ses seins et de ses cuisses, de ses cris et de ses soupirs quand il la soumettra. Vienne le temps où elle apprendra sa langue et sa calligraphie, le temps où elle écrira son histoire et portera sa descendance. Il en sera ainsi, qu'Allah le veuille ou pas. Il ne consentira ni trêve ni répit. Il est prêt s'il le faut à raser cette cité qui l'ignore. Avec lui, deux cent pirates, deux cent lions implacables et il est résolu à les sacrifier.

Goliard crache à terre ; par cette nuit d'encre où le ciel resplendissant laisse la terre sombre, quand le veilleur du village quillé dans la tour du Sarrazin, la bien nommée, sonnera sa trompe, ils seront déjà dans le port, peut être auront-ils passé le porche ou escaladé les murailles désertes...

Pourquoi diable les deux guetteurs Francs, dans leur donjon de rondins mal équarris, chargés de surveiller le passage à l'entrée du grau, n'ont-ils pas allumé le feu d'alarme, de paille et de bois sec ?

Ces maudits verrats doivent dormir ou jouer aux dés. Trop gras ou trop saouls. Des brutes avinées. Pas un pour racheter l'autre. Les trois ordres : ceux qui prient, ceux qui se battent et ceux qui travaillent, des porcs, des loups et des moutons, à tondre et à saigner.

Lui s'enorgueillit secrètement d'être un hors-caste ; il vit chez les pêcheurs, pauvre parmi les pauvres et Dieu sait s'il vente souvent devant leurs portes sur ces rivages exposés, hors les murs, dans des cabanes à risques, les premières brûlées et dévastées par guerres et invasions. Une tribu de fiers intouchables aux têtes brûlées, libres. Au milieu d'eux, il est plus facile de vivre dissimulé et de passer inaperçu des consuls et des abbés.

Peu de ses frères en Dieu trouvant grâce à ses yeux, son premier mouvement est de hausser les épaules et d'ignorer une menace qui n'est pas pour lui, mais pour l'amour d'une poignée d'indigents et de la belle Scribote, il se ravise, laisse là sa cabane, ses cueillettes et ses nasses et tente de prévenir la razzia.


Le Goliard et la ScriboteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant