La danse de la changeline

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À travers les circonvolutions du ballet, Dérycée perçut l'image fugace d'un visage à la barbe luisante, aux prunelles brillantes fixées sur elle. Il était là, adossé au mur, une chope de bois sous le menton. Perdu derrière les haies de coiffes qui sautillaient en cadence. Au moment de l'échange des partenaires, elle s'apprêtait à s'écarter de Dolfi quand une voix aux accents indéfinissables la surprit.

— Je vous relaie, jeune homme, fit l'étranger avec un sourire à l'adresse du garçon.

Sans qu'elle pût réagir, il l'entraîna d'une main sûre vers le centre de la pièce.

— La Bretagne sait dissimuler ses trésors.

Il avait bien choisi son moment, car la moitié des musiciens avait quitté l'estrade pour se désaltérer. Ne restait qu'une vièle au chant doux et mélodieux, accompagnée par la voix suave de la grande Louise. La salle aussi paraissait respirer tandis que les convives prenaient l'air, le temps d'une accalmie. Un courant d'air bienvenu souffla quelques mèches au milieu de leurs bols de cire, tamisant l'éclairage. Comme par magie.

Dérycée observa son cavalier. L'air détaché, il souriait de ses belles dents blanches à l'alignement parfait. Quelque chose d'intrigant le nimbait mais, pour une fois, la révulsion à laquelle la jeune fille s'était presque habituée ne l'atteignit pas. Elle se laissa porter par le pas lent et courtois, une main ferme sous les reins, l'autre accueillant ses doigts pour la guider sur le rythme de cette danse qu'elle ne connaissait pas. Tout lui semblait étrange, inconnu, l'instant lui-même, hors du temps. Elle croisa le regard de Dolfi, assis sur un tonneau, visiblement crispé. Son cœur la tirailla. Faire souffrir n'était pas dans son idée, même si c'était involontaire et inattendu.

— Ne vous inquiétez pas pour votre jeune ami, souffla Paolig. Sa réaction est naturelle, à son âge j'étais pareil. Toujours jaloux, toujours étouffant pour les demoiselles qui me plaisaient.

Elle pinça les lèvres. Il lisait son appréhension. Elle se contenta de sourire.

— C'est courageux d'avoir osé illuminer la soirée de votre grâce, reprit-il. Je devine que les garçons doivent parfois se montrer pressants.

Elle opina, silencieuse, volant toute en légèreté autour de lui. La comprenait-il, lui qui ne la connaissait pas ?

Il affermit subtilement sa prise et l'attira plus près.

— Vous êtes enivrante, une rescapée d'un monde à la dérive.

Elle s'amusa de l'éloquence un peu guindée de Paolig, sans oser rompre le charme de l'instant. Son parfum musqué réveillait des souvenirs enfouis, des courses au fond des bois, un échange de silence avec un cerf dans l'éclat d'un matin brumeux, l'écorce d'un vieux chêne près du lac...

Il la fit tournoyer sur une mesure d'exquise euphorie. Une main effleura sa hanche, l'autre étira son bras pour obliger son corps à se déplier, à se cambrer, lui livrant sa gorge. En douceur, l'étranger recueillit ses épaules avant que le vertige ne la gagnât. Elle recevait chaque mouvement comme une caresse. Il la poussait à s'ouvrir, sans la brusquer, l'entraînait à libérer ses gestes, à offrir son être. Malgré la délicatesse des enchaînements, elle se sentit rapidement essoufflée, à nouveau moite de sueur.

— Je vais trop vite, pardonnez mon audace.

Non, encore, encore de l'audace, songea la changeline. Elle agrippa le bras de son cavalier et se laissa glisser jusqu'à lui. Ses pupilles brillaient dans l'obscurité papillonnante. Ils tournèrent au milieu du vide. Un vide qu'ils avaient rempli de leur seule existence.

— Venez...

Sans qu'elle ait le temps de comprendre ce qui lui arrivait, elle sentit le souffle frais de la nuit sur sa nuque. Les étoiles dansaient au-dessus d'eux dans un ciel limpide. Un instant déboussolée, elle se laissa ensevelir dans les bras de l'inconnu.

— Qui êtes-vous, Paolig ?

— Celui que vous attendiez, répondit-il avec une trace d'amusement dans la voix.

Le cœur de Dérycée s'emballait. Elle ressentait enfin ce désir mêlé de plénitude. Le dégoût s'était envolé, cet écœurement viscéral qui la tenaillait chaque fois qu'un bel homme l'approchait. Elle se sentait apaisée. Et pourtant... quelque chose résonnait dans son esprit, un cri ténu, alarme lointaine qu'elle avait réussi à étouffer jusqu'alors.

— Où sommes-nous ?

Il passa une main sur son épaule, à peine un effleurement, une caresse d'une infinie volupté. La bretelle de sa tunique glissa, emportant le tissu le long de sa poitrine.

— Chez vous, gente demoiselle.

Ses doigts léchèrent sa peau.

— Non... Nous sommes sur la tour de guet... Vous êtes... vous êtes un mage.

Il posa sa paume sur le renflement de son sein.

— La magie n'existe pas, ma douce amie. Il n'y a que la réalité et ce que nous en faisons.

Soudain, cette main contre son cœur lui sembla brûlante. L'instinct de la fée se réveilla brutalement. Je me suis laissée charmer ! Prise de panique, elle dressa une barrière mentale et tenta de le repousser. Il haussa un sourcil étonné, tout en la maintenant dans l'étau de son corps. Elle put alors mesurer la puissance de sa prise. Sa hanche était entièrement prisonnière des doigts de l'étranger, ses reins acculés par son bras. Qu'espérait-il ? Sa résistance soudaine parut l'amuser.

— Vos peurs sont dérisoires. Elles vous piétinent. Nos destins sont liés, et vous le savez. Ne luttez pas. Seul l'abandon permettra de consumer ce feu qui vous brûle.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant