Mia

10 1 0
                                    


« Il était une fois, oui, il m'arrive d'utiliser cette formule de temps en temps, donc il était une fois une citoyenne de Catame assise dans un fauteuil en velours rouge bordeaux perdue au milieu d'un auditoire absorbé par la prestation de l'orateur. Elle était entourée par quelque cinq cents personnes plus attentives les unes que les autres à la comédie humaine qui se déroulait sur scène. Détaillons un peu la situation : la scène ou encore tribune, promontoire sur lequel un personnage ou un individu a reçu l'autorisation d'exposer une théorie ou un prétendu savoir.

Cette citoyenne se prénommait et se prénomme d'ailleurs toujours Mia. Confortablement assise dans son siège, la jeune femme découvrait avec effroi qu'elle était en désaccord complet avec l'atmosphère idéologique du jour. Elle n'adhérait pas, elle ne pouvait fondamentalement pas adhérer au discours que tenait l'homme sur la tribune qui s'accrochait, tout en le tenant d'une main ferme, à son triste pupitre brun. Il était grand et sec, son regard exprimait de la sévérité et il toisait son auditoire d'un air on ne peut plus hautain. Ses cheveux gris et son visage ridé laissaient penser qu'il avait un âge certain, ce qui se traduisait dans son estime personnelle par une haute croyance dans sa sagesse et son savoir suprême. Cet homme appartenait au très prestigieux ordre des Orateurs, un groupe de politiciens se composant majoritairement de vieux bonshommes et strictement interdit à la gent féminine. Ses membres portent pour la plupart la barbe, arborant un air de supériorité très marqué de par leur démarche altière, et ne se privant jamais de donner leur avis ou de juger les concitoyens ne faisant pas partie de leur vénérable cercle privé. Leur rôle principal dans le fonctionnement de la contrée est de formater mentalement le citoyen pour assurer un fonctionnement homogène et efficace favorisant la prospérité de la contrée. Je décris ici, brièvement, les rouages politiques de l'innovante cité de Catame, située assez loin, mais pas trop, au nord de Symviosi, ce qui explique que beaucoup de nos concitoyens se soient installés dans cette contrée pour trouver un emploi et aspirer à une vie plus moderne. Les Orateurs sont aisément reconnaissables dans les rues de leur ville, ils ne quittent jamais leur chapeau haut de forme noir qui complète un costume trois-pièces blanc, rehaussé d'une chemise et d'une cravate noire. Tout citoyen de Catame change de trottoir à leur vue tout en baissant la tête, en signe de respect ou encore de soumission.

Mais aujourd'hui, Mia trouvait cet Orateur soudainement trop sûr de lui, particulièrement moralisateur et par-dessus tout, elle détestait être prise pour une petite fille naïve et dénuée de raison. Elle s'excusait de suite en pensée pour les enfants qui ne sont en rien ce qu'étaient les adultes ici présents. Mia était pourtant loin d'être une féministe convaincue ou encore une révolutionnaire invétérée. Sa mère, Kauri, l'avait élevée dans le respect et la compréhension de l'autre, avec une forte dose d'humour et d'autodérision. Son père, un biologiste de renommée, l'avait initiée aux arts de la science et à ne se fier qu'à ce qui pouvait être démontré par les lois de la physique. Cependant, durant son enfance, elle passait la majeure partie de ses vacances chez sa grand-mère, Alicia, à Symviosi. Cette dernière vivait dans la grande maison familiale, elle était veuve depuis que son mari, Quoc Lion, avait disparu dans les marais. Il était parti en quête de réponses aux murmures qui hantaient constamment sa sœur, la nuit, l'empêchant de dormir sereinement. Sa sœur, la fantasque Philo, ne s'était jamais mariée et son frère qui l'admirait et l'aimait beaucoup avait mis un point d'honneur à ne jamais la laisser seule face aux démons qui l'accablaient du fait de sa clairvoyance.

Depuis sa disparition, Alicia s'était installée avec Philo qui se sentait responsable de la mort de Quoc et de fait du malheur de sa belle-sœur. Elle convia Alicia et ses trois filles, Rozen, Kauri et Yuna, à venir habiter avec elle dans la grande demeure familiale héritée de sa mère Mado Lycos, une ancienne herboriste de la terre de la solitude. Philo n'évoquait que très rarement ses origines albiaises, le nom de Lycos était devenu tabou, comme si un sentiment de honte ou de crainte entourait cette branche de la famille. Mais autant Philo pouvait être secrète sur le lien qui l'unissait à sa mère, autant elle était charmante et adorait raconter un tas d'histoires étranges. Quand sa grand-mère Alicia décéda, Mia continuait à rendre visite à Philo, au grand désarroi de son père qui trouvait la vieille femme on ne peut plus dérangée. C'est au contact de ces deux aïeules que Mia put développer une personnalité déterminée et c'est au cours des nombreuses balades à la cueillette des différentes plantes de la région qu'elle découvrit la forêt lumineuse. Depuis son jeune âge, enfin depuis que Kauri lui avait offert une énorme mallette remplie de peintures multicolores, de feutres, de crayons de couleurs et autres pastels, elle peignait les arbres. Elle adorait la couleur verte, plus un arbre était vert, plus il avait de chance de figurer au catalogue de dessins de la petite fille. Dans son petit carnet de notes à spirale déniché dans le bric-à-brac du bureau de Philo, elle décrivait au fil des années la forêt lumineuse : les saules pleureurs aux mille cheveux, les chênes sévères, la large rivière parsemée de petits nénuphars blancs, les passerelles tremblotantes en bois, les lapins craintifs, le cerf aux bois d'argent. Son carnet n'avait presque plus assez de pages pour tout consigner. Sa cousine Charmina l'accompagnait régulièrement dans ses escapades forestières, rêvant de rencontrer des brigands afin de leur donner une correction ; pour se consoler, elle donnait des coups de pied et de poing dans le tronc des bouleaux qui pourtant n'avaient rien fait de mal. Mia passait derrière en s'excusant auprès des arbres, leur expliquant que sa cousine était jeune et pleine de fougue.

Symviosi-Le livre des gardiensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant