C'est pour ce soir

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La main d'Hélène tremblait un peu alors qu'elle allumait la première bougie ; l'obscurité lui donnait du mal. Son amie lui dit quelque chose, mais la musique couvrait sa faible voix.

« Quand Michel sera entré dans le peuple, nous serons ses possessions, aux yeux des vampires. Peut-être que cela nous protégera. »

Même pour de jeunes âmes romantiques, il y avait un moment où le danger cessait d'être grisant. Il s'était insinué en elles, et elles le sentaient durcir comme un mortier. Leurs rites païens en avaient perdu leur innocence, et prenaient la profondeur et la solennité qu'ils avaient dû avoir, jadis, pour les druides pourchassés. La veille, elles s'étaient rendues dans la forêt, près des grands dolmens où elles allaient déjà jouer toutes petites. Là, elles et leurs amis avaient célébré Samhain, loin du brouhaha échevelé de la cité et des costumes de lapins blancs. Le risque, bien réel, d'être arrêtés pour hérésie ne leur était pas apparu immédiatement, mais il avait fini par les rejoindre chez elles, quand elles avaient ôté leurs habits enfumés et qu'il n'y avait plus ni cri ni rire pour les distraire.

« Nous ne devons pas attirer l'attention. Le reste ne dépend pas de nous. »

Hélène avait prononcé cela comme une évidence, mais elle savait comme leur situation était précaire. Que n'importe quel membre de leur petit groupe soit arrêté, il dénoncerait tous les autres ; entre le feu ou l'internât, le choix serait vite fait. Certains commençaient déjà à espacer leurs présences. Ceux qui ont la foi fragile sont plus frileux quand ils sentent dans leur cou l'haleine glaciale de la peur. Ce soir même, ils devaient tous être là : Michel le leur avait demandé. Elles étaient pourtant seules. Peut-être parce que, quand elles en avaient eu besoin, chez les Pénitents, Michel était venu. Mais les Pénitents étaient mortels.

« Nous n'y pouvons rien. Mieux vaut cesser d'y penser. »

Ni à l'une ni à l'autre, l'idée d'arrêter n'était venue. Bientôt, toutes les chandelles furent allumées. Les deux jeunes filles en avaient disposé des centaines, dans leur appartement. Quand le soleil parvenait à y entrer, on pouvait voir, partout dans le salon et la cuisine, de longues traînées de cire durcie qui maculaient les meubles, le sol. Hélène regarda un moment la lumière danser sur le visage de sa timide colocataire. Puis des coups secs donnés à la porte vinrent découper le silence. Hélène se précipita pour ouvrir.

Michel était là, fidèle à son habitude. Il était rasé de frais. Il se pencha pour l'embrasser, puis fit un signe de tête à Guenièvre, qui sourit faiblement.

« Les autres ne sont pas ici ?

— Ils ont dit qu'ils nous retrouveraient au Vade Retro. »

Michel étouffa un juron. Hélène comprenait sa colère ; mais pouvait-elle lui expliquer leur fête de la veille, où elle aurait aimé le voir, et l'ombre de l'Inquisition qui déchirait progressivement le tissu de leur groupe ? Grandbois aurait fort à faire pour les unir à nouveau.

« C'est pour ce soir.

— Qu'est-ce qu'il y a, ce soir ?

— L'émergence. Je l'ai appris hier. J'ai rendez-vous à minuit au temple. »

Il alla s'asseoir sur le sofa, pendant qu'Hélène restait sans voix. Cela arrivait si vite ! Sans y penser, elle déposa sa main sur la poitrine de Michel, comme pour s'assurer qu'il était bien là, qu'elle ne rêvait pas ; c'était pourtant bien un rêve qu'elle touchait. Le cœur du garçon battait à se rompre. C'était la dernière fois qu'elle le sentait.

« Alors voilà, dit-elle. Une vie qui se termine, et une éternité qui commence. » Elle avait beau y avoir déjà songé, cela lui donnait le vertige.

« C'est plus profond que cela. Je ne sais pas qui je serai demain. Peut-être serai-je complètement différent. »

Hélène se lova contre lui, prenant sa main immense entre les siennes. Il ne fallait pas qu'il se laisse aller à des doutes de dernière minute. « Ce sera toi, qui veux-tu que ce soit d'autre ? »

Mais elle savait bien que ce n'était pas si simple. Peut-être que le Grandbois qui passerait demain la porte ne serait plus son ami, mais une bête avide, venue chercher la proie la plus facile. Hélène s'y préparait depuis longtemps et croyait l'avoir accepté. Il la remercia d'un sourire. Il avait de si beaux yeux ! Son regard gris acier, vif et brillant, resterait le même pour l'éternité, plus immuable que la pierre. Juste pour préserver ce regard, l'émergence en valait certainement la peine.

« Je me prépare à cette nuit depuis des années, et maintenant je n'arrive pas à y croire. J'aurai besoin de vous deux, et de tous les autres aussi. »

Elles donnèrent toutes deux leur assentiment silencieux. Il avait toujours su qu'il pouvait compter sur elles, lui qui connaissait presque tout, lui qui parlait tant de langues, lui que les rêves d'autres mondes revenaient hanter, comme pour l'appeler chez eux. Hélène s'impatientait déjà à l'idée de le rejoindre dans cette nuit où il n'était pas encore entré, mais elle ne le méritait pas. Pas autant que lui, en tout cas.

Hélène regarda la pendule. Il restait quatre bonnes heures. « Veux-tu boire quelque chose ?

— Non, je dois rester sobre. »

Bien sûr.

« Il y a un Berger... je ne devrais pas vous en parler, alors gardez le secret. Un Berger très puissant, mais qui se déplace toujours en fauteuil roulant. Ses jambes étaient déjà paralysées quand il est mort. Selon les autres, il peut marcher, parfois, quand il le veut. Cela exige du sang, alors il ne le fait pas toujours. Chaque soir au réveil, il est paralysé encore. Il se réveille dans l'état exact où il était à sa mort. »

Les jeunes filles retenaient leur souffle, pénétrées de cette histoire, de ce qu'elle impliquait. Hélène toucha les longs cheveux de Michel.

« Tes cheveux...

— Si je les coupais demain, ils reprendraient leur longueur actuelle. C'est du moins ce qu'on m'a raconté.

— Tes ongles aussi sont un peu longs », dit-elle avec un sourire.

Michel regarda sa main. Elle avait raison : il ne pouvait pas passer l'éternité avec des ongles si longs.

Les jeunes filles allèrent chercher leur matériel et entreprirent de le manucurer. Il se laissa faire avec complaisance. Après ses mains, elles s'occupèrent de ses pieds. « Tu seras parfait, tu verras. » Hélène glissa ses doigts sur le mollet de Grandbois, solide et formé au saut à la corde. Elle venait d'avoir une autre idée.

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant