Chapitre 24

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Je montai dans le Cessna en premier et ne pus retenir un sifflement admiratif devant les équipements intérieurs. L'avion comptait une douzaine de places, toutes larges et aux assises de cuir et bois foncé. Une odeur légèrement musquée flottait d'ailleurs dans l'habitacle. Mes doigts glissèrent sur un appui-tête et rencontrèrent la croûte légèrement granuleuse du cuir. Derrière moi, Gerry se montra plus démonstrative en lâchant un tonitruant :

— Bah putain ! Ils se foutent pas de nous !

— C'est canon, j'avoue, lâcha Edwin en se glissant sous son aisselle pour atteindre un siège. Ah ouais, chaque siège a sa télé ! Plutôt cool. Y'a du whisky ?

A défaut d'hôtesse en jupe crayon, nous avions un militaire en tenue légère, qui nous désigna un petit placard d'un geste déférent. Ses cheveux blonds étaient plaqués en arrière sur son crâne et je ne pus m'empêcher de lui trouver une allure résolument efféminée. Son badge indiquait Seconde classe Treyvor.

— Le bar est à votre disposition, bien qu'à cette heure matinale je vous aurais plus spontanément proposé du thé ou du café.

— Du café pour Liz et moi, ce sera parfait, demanda Rick en prenant place près du hublot. Et un jus d'orange.

Edwin prit place sur la rangée derrière et allongea ses jambes maigres par-dessus l'accoudoir en cuir. Je me mis de l'autre côté du couloir.

Elizabeth préféra prendre place avec Ashley et aussitôt assises, elle glissa sa main dans les fines boucles blondes de sa fille. Interdit, je regardai le couloir.

— Gerry ? Demandai-je finalement.


Elle restait debout dans l'allée, entortillant son sweat entre ses mains potelées. Ce geste lui conférait un air puéril assez surprenant.

— Pour le décollage au moins, il faudra que tu t'asseoies.

— C'est juste que... J'ai jamais pris l'avion, moi.

— Et alors, moi non plus ! S'exclama Edwin en levant les bras. Profite, pour une première fois, celui-ci est génial. Tout n'est peut-être pas à jeter dans cette semaine de merde.

Ce fut immédiat. Je vis la main d'Elizabeth s'immobiliser dans mon champ de vision.

— Comment oses-tu dire ça ?

Sa voix claqua comme un coup de fouet. Le seconde classe Treyvor, qui revenait de l'arrière-cabine avec deux cafés, ravala les quelques mots qui avaient failli jaillir de sa bouche.

— J'ai perdu ma fille pendant ta semaine de merde, articula-t-elle en tremblant de colère. Tu comprends ce que ça veut dire, petit con ? J'AI PERDU MA PETITE F...

Rick leva la main et sa voix couvrit aussitôt celle de sa femme. Il lui intima le silence rien qu'en appelant son nom. La chaleur qu'il était parvenu à y mettre ne parvint pas à atténuer la violence de ce qui venait de se passer, aussi nous plongeâmes tous dans un mutisme complet.

Gerry prit place à côté d'Edwin en poussant ses jambes.

Le Seconde classe Treyvor servit à chacun un thé, un café...

Et le Cessna nous emmena vers la Géorgie.

J'avais cru Kings Bay préservée du chaos de ces derniers jours, mais il n'en était rien. La parenthèse de paix que nous avait offert le Cessna, avec sa douce odeur de café et de cuir, m'avait donné l'impression d'avoir les mains enfin propres. J'avais passé un long moment à les regarder, posées sur mes genoux. Au début, je ne voyais que le sang, ce geyser de sang qui les avait noyées lorsque j'avais tué un homme à mains nues dans un petit centre commercial. Puis il y avait eu la femme, mes mains qui avaient happé les siennes et l'avaient violemment cognée contre le tablier d'une caisse enregistreuse.

Ensuite, ça devenait plus flou. J'avais perdu l'ordre. Le zombo, cet homme au surnom ignoble dont j'avais percé le crâne d'une flèche sans jamais avoir vu son visage. Les gens au Haymitch. Ceux qui avaient essayé de nous attaquer sur le trajet jusqu'au pickup de Rick. Je revis mes mains rouges sur le manche de ma machette. Plaquées contre le visage de Stella. Serrée dans celle de Gerry. Autour des bras frêles d'un enfant.

Il y avait eu beaucoup de haine et certainement un peu d'amour.

Aujourd'hui, posées sur un jean délavé, elles avaient enfin cessé de trembler.

Il était presque midi, nous étions un vendredi et je n'avais jamais vu autant d'agitation à Kings Bay en dix ans de service. D'un côté de la piste d'atterrissage, nous pouvions apercevoir un champ dans lequel s'alignaient une trentaine de bunkers. En temps normal, ils étaient aussi calmes et déserts que les stèles d'un cimetière. Aujourd'hui, l'agitation était à peine croyable. Des dizaines de camions militaires étaient postés entre les allées, chacun flanqué d'une poignée de fourmis en pleine effervescence. Le petit hublot du Cessna et l'altitude ne nous permirent pas de distinguer véritablement ce qu'il se passait, mais je crus voir certains hommes transporter de volumineuses cantines. Peut-être des chargements pour les sous-marins.

Ces derniers avaient mouillé dans les grands hangars blancs que nous distinguions sur la côte. Kings Bay en comptait trois. C'était là que les machines étaient réparées, contrôlées, qualifiées, chargées. Le reste de la base était composé de bureaux, dispersés sur les presque sept mille hectares que possédait l'armée. Le parking, rarement plein à cause des nombreux mouvements de personnels, était couvert de tentes kaki. Il n'y avait rien de rassurant à tout ceci et pourtant, j'eus la délicieuse sensation d'être enfin rentré à la maison. Il serait bientôt temps de trouver un refuge pour mes cinq pèlerins fous, puis j'irais chanter la bannière étoilée aux pieds de mon capitaine. Le tout se ferait sous une pluie battante, qui rebondissait avec force dans les larges flaques creusées au bord des routes.

Ce fut ce même capitaine qui m'accueillit à la descente de l'avion. Je ne l'avais pas vu depuis une semaine mais il me parut plus vieux d'une petite dizaine d'années. Son visage, que j'avais toujours connu grave et emprunt de rigueur, était aujourd'hui fermé. Ses yeux d'un vert pâle, légèrement tombants, n'exprimaient plus qu'une profonde inquiétude. De profondes cernes violettes leur donnaient l'air plus petits qu'à l'ordinaire. En serrant la main du capitaine, je compris qu'il n'y avait pas eu plus de repos de son côté que du mien. Et que je ne devais pas avoir meilleure mine...

— Vous n'avez pas dormi depuis combien de jours, Lieutenant ? Je vois mal à quoi vous pourriez me servir avec ces fentes ridicules à la place des yeux.

Sa première phrase rebondit sur ma joue où elle laissa comme une marque rouge. Je souris même s'il n'y avait rien de drôle. Même exceptionnelle, la situation dans laquelle nous étions ne m'autorisait toutefois pas à rétorquer.

— J'imagine que ce sont les civils dont m'a parlé Sterlings... enchaîna-t-il en désignant du doigt mes cinq compagnons d'infortune qui descendaient de l'avion en s'abritant de la pluie avec les mains.

— Oui. Rick, Elizabeth et leur fille Ashley, puis Edwin, et enfin Gerry.

Il hocha la tête, dubitatif. Un groupe d'hommes portant une volumineuse cabine passa tout près de nous, leurs rangers dans la boue soulevant de grosses goutelettes ocres.

— Allons déjà nous abriter, marmonna Sanchez. Ashby ! Emmenez-moi ces civils à la cantine et trouvez leur de quoi manger.

Le petit brun qui se tenait un peu en retrait, ses mains sous son ventre comme pour en soupeser le léger embonpoint, s'exécuta aussitôt. Rick commença à esquisser un geste vers moi, mais je le rassurai en espérant ne pas me tromper.

— Ca va aller, Rick, je vous rejoins plus tard.

Le capitaine tourna les talons et nous prîmes la direction de son bureau.

Z - Où tout commenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant