Prologue

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Un vagissement résonna dans la nuit éternelle. Puis ce furent
des pas précipités, étouffés par la couche de feuilles mortes qui
recouvrait le sol du sous-bois. Un homme s'enfonçait dans les
ténèbres repoussées par quelques champignons et mousses luminescentes,
à l'affût d'éventuels témoins, d'un danger. Il devait agir vite, se débarrasser
du paquet maudit avant que le village découvre la vérité, avant qu'on leur
demande de partir pour éloigner le mauvais œil. Pourquoi avait-il fallu que
cela tombe sur sa famille ? Qu'avaient-ils fait à l'arbre protecteur pour mériter
pareil acharnement ? Deux enfants de perdus avant même leur naissance
et maintenant... cela. Les rumeurs prétendaient qu'une meute d'Éthérés
affamés traînait dans les environs. Au moins avait-il bon espoir que toutes
preuves aient disparu avant le lever du jour.
À bout de souffle, il s'arrêta, le cœur battant. Était-ce un grognement
qu'il avait entendu ou le craquement sinistre de ce vieux chêne ? Et là ?
Dans ses bras, l'amas de langes s'agita, gémit.
— Chuuut... Ne pleure pas... Tout va bien...
Il devait se hâter. Trouver la mort en voulant éloigner le mauvais sort de
son foyer serait une fin bien ironique. Les bruits suspects se firent soudain
plus nombreux, aussi la peur s'empara-t-elle de son être. Il n'irait pas plus loin, il le savait. Ce serait suffisant, il faudrait que ce le soit. Il s'accroupit
afin de déposer le paquet au sol avant de repartir sur ses pas, enfin soulagé
de ce fardeau.
Les premiers gémissements l'incitèrent à ralentir, mais il résista. Il agissait
pour le bien de sa famille, pour la survie de sa magnifique petite fille,
pour préserver son village du malheur.
Alors les sanglots résonnèrent. Peur, détresse. Papa ! Pourquoi ? Ne me laisse pas ! Ils vont me dévorer ! Ils vont me déchirer ! Il ne restera de moi qu'une tache de sang sur les feuilles mortes... Pourquoi ? Pourquoi moi ? Papa ! Chaque nouveau cri prenait une forme différente dans son esprit, dans son cœur. Des suppliques qu'il ne faisait qu'imaginer, cependant elles s'accordaient aux pleurs du nouveau-né abandonné au sol.
Il s'arrêta. Il ne pouvait aller plus loin. Il tentait de se débarrasser d'un fardeau auquel il était déjà enchaîné. Ses joues ruisselèrent de larmes silencieuses, pourtant il tenta tout dans l'espoir de se convaincre d'avancer. Il le fallait. Afin de sauver sa fille, son adorable petite fille qui l'attendait chez lui, accrochée au sein de sa mère. Papa ! Il le fallait. Il n'avait pas le choix. Lui aussi était une victime. Son petit ange était venu au monde avec la pire des malédictions. Des jumelles... Pourquoi avait-il fallu que sa femme donne naissance à des jumelles ? Pourquoi le Malin s'était-il amusé à séparer l'âme de leur nouveau-né en deux ? Si le village apprenait que des enfants maudites étaient nées cette nuit, ils seraient chassés. Qu'espérer pour la suite s'il se retrouvait sur les routes, à la merci de tous les prédateurs qui y rôdaient, avec deux bébés et une jeune mère ? Le sacrifice de la seconde, celle qui n'aurait en aucun cas dû venir au monde, sauverait le reste de la famille.
IL LE FALLAIT !
Malheureusement, leur sort était déjà scellé...
— Chuuuut... Ne pleure pas ma douce. Papa est là. Papa est là...
Il était trop tard pour lui, pour l'avenir. Il avait trop attendu, trop espéré la venue de ses filles pour se résoudre à laisser sa cadette se faire dévorer par des Éthérés déchaînés. La petite attrapa son doigt de toutes ses forces puis lui adressa son plus beau sourire. Oui, le Malin était peut-être bien à l'œuvre... Ne le séduisait-il pas dans le but de le pousser à chérir son engeance maudite ? Certainement... Or il était faible, et déjà trop amoureux. Sa femme serait folle de joie, elle aussi. Elle qui avait tant supplié afin qu'il la pardonne de cette infamie, elle qui avait tant pleuré quand il avait fallu lui arracher la petite des bras. Elle vivrait cachée, jamais personne n'aurait vent de son existence. Le Malin lui-même l'oublierait peut-être... Pour ce sourire et ces grands yeux, il était prêt à risquer le pire.

***

— Des années à supplier ce foutu établissement dans l'espoir qu'ils se chargent de la meute de crok'mars et tout ça pour quoi ? Pour nous envoyer six blancs-becs arrogants... S'ils survivent aux gars, ce sera déjà un miracle, alors aux Éthérés...
Le silence s'installa autour de la table, notre mère n'affichait qu'une patience indulgente aux propos de notre père. Il en était pourtant une dont la curiosité était piquée au vif : Eden, ma sœur.
— Ils ressemblent à quoi ? Ils font aussi peur qu'on le dit ? Ils doivent être très forts si Chäsgær n'a envoyé que six hommes pour toute une meute...
Le chef de famille grogna avant de répondre :
— Chäsgær n'a envoyé qu'eux parce qu'ils se contrefichent d'un petit village comme le nôtre. Ces six gamins sont aussi impressionnants que des poussins fraîchement sortis de l'œuf, prêts à se jeter sur un renard...
La comparaison amusa beaucoup ma sœur que je rejoignis dans son hilarité. Il fallait reconnaître que cette image était à l'opposé de la réputation des élus de l'obscure Chäsgær.
— Selen !
Je sursautai au chuchotement glacial qui traversa la pièce puis me ressaisis aussitôt.
— Pardon, maman.
Comme le reste de mon existence, ma voix se devait d'être aussi insaisissable que les Éthérés eux-mêmes. Ma vie tout entière était cantonnée aux quatre murs de notre modeste demeure. Jamais je n'étais sortie de chez nous, jamais je ne le pourrais. Ma sœur et moi étions jumelles, un état de fait qui aurait dû me valoir de finir noyée ou abandonnée dans les bois dès ma naissance si mon père avait été superstitieux. Au lieu de cela je vivais, à l'insu de notre village, dans la cave de notre maison. Mon existence aurait sans doute paru amère à d'autres, cependant elle avait ses avantages : j'avais très peu de corvées, la majorité d'entre elles nécessitant d'aller à l'extérieur, de plus je possédais ma propre chambre au lieu de partager celle de nos parents, comme Eden.Je m'absorbais dans l'observation de mon fond de soupe quand trois coups secs résonnèrent à la porte. Après un rapide échange de regards surpris, une danse connue de tous se mit en place. Je filai en silence à la cave tandis qu'Eden déposait mes couverts au fond du baquet à vaisselle, puis notre mère tira le vieux tapis élimé sur la trappe qui menait à ma chambre pour la cacher. Pendant ce temps, notre père s'était avancé vers la porte et, lorsqu'il l'ouvrit, chacun avait repris sa place à table comme si je n'avais jamais été là.
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
Le ton froid me surprit, aussi tentai-je d'apercevoir par les interstices du plancher ce visiteur qui agaçait tant notre père, en vain. Le dos paternel me cachait la vue. Il y eut un échange de paroles trop bas pour que je puisse le saisir et, finalement, la porte s'ouvrit en grand avec force, obligeant notre père à s'écarter d'un bond. Ma respiration se bloqua un instant à la vue de notre indésirable visiteur. Son armure de cuir comme sa longue cape de voyage trahissaient son statut, mais c'étaient avant tout son arbalète sans carquois, le reflet étrangement miroitant de ses yeux ainsi que la fourrure soyeuse qui courait le long de sa mâchoire qui le rendaient si reconnaissable. Un Mutilé ! Sans aucun doute l'un de ceux dont avait parlé notre père. Contrairement à ce qu'il avait pu raconter, je ne trouvais aucune ressemblance entre cet être mi-homme mi-bête et un poussin. Malgré son air effrayant ou les rumeurs qui couraient sur ceux de son espèce, j'éprouvais une fascination admirative pour ce Mutilé. Après tout, je voyais un de ces chasseurs d'Éthérés pour la première fois.Contre toute attente, le timbre de sa voix se révéla doux quand il salua ma sœur et notre mère. En revanche, il me poussait davantage à me méfier de lui qu'à lui accorder ma confiance. Je remarquai seulement alors la sphère luminescente qu'il tenait dans sa paume ouverte. Celle-ci émettait une pulsation lumineuse étrange dont le rythme et l'intensité augmentèrent au moment où son porteur avança de deux pas de plus à l'intérieur de la pièce. Il y avait une aura de mystère inquiétante autour de notre visiteur, je me sentis pour une fois soulagée de devoir me cacher de lui. Pendant ce temps, il s'était tourné vers notre père.
— Il n'y a que vous trois ici ?
Le chef de famille se tendit lorsqu'il acquiesça, néanmoins l'inconnu ne parut pas le remarquer. Au lieu de cela, il ramena son regard sur sa bille éclatante et contourna la table pour s'avancer droit vers Eden. Tout près d'elle, la sphère brillait si fort qu'elle semblait émettre une lumière continue. L'homme sourit avant de demander :
— Comment t'appelles-tu ?
Ma sœur n'eut pas le temps de répondre, devancée par notre père.
— Cela ne vous regarde pas, je vous interdis de vous approcher d'elle. Sortez de chez moi !
Le Mutilé se contenta de se tourner lentement vers son interlocuteur.
— Chäsgær a les ordres de recrutement de tous vos maudits gouvernements. Je me fiche de ce que vous pensez de nous, mon devoir envers l'humanité est de ramener tous les futurs Gærs qui croisent ma route afin qu'ils soient formés. Vous êtes bien contents de nous trouver pour sauver vos poules et vos moutons, non ? Dans ce cas, restez tranquille et soyez honoré d'avoir donné à ce monde une chance de plus de s'en sortir...
Mon père fulminait, je le voyais bien. D'ordinaire, c'était un homme calme. En revanche, certaines choses le mettaient dans une colère noire parfois, les attaques d'Éthérés notamment. Et il n'était nullement question de quelques bêtes, comme l'avait prétendu l'inconnu. Ma sœur remarqua également la situation. Elle trouva la force de la désamorcer, malgré la peur manifeste que lui inspirait le Mutilé juste devant elle.
— Eden... Je m'appelle Eden.
L'homme sourit gentiment puis se pencha un peu plus au-dessus d'elle.
— Quel âge as-tu ?
Je l'entendis jusque dans ma cachette : ma sœur déglutit nerveusement avant de répondre.
— Quinze ans... monsieur.
L'homme se redressa et glissa la bille lumineuse dans une sacoche à sa ceinture.
— Elle est un peu vieille. Malgré tout, elle a un bon potentiel, elle rattrapera vite son retard. Préparez ses affaires, huit jours de voyage seulement, et faites vos adieux. Je l'attends dehors. Hâtez-vous, je dois rejoindre mes camarades qui s'occupent de vos mangeurs de poulets...
Le Mutilé fit mine de vouloir quitter les lieux, mais il se retrouva plaqué au mur, notre père le tenant fermement par le col.
— Les crok'mars ont tué deux hommes et trois gamins rien que ce mois-ci. J'en viens presque à souhaiter que tu sois le suivant... Tu n'emmèneras ma fille nulle part, mon gars. Sors d'ici avant de goûter de mes poings...
Il y eut soudain un grognement terrible, comme si la meute de crok'mars était entrée dans la maisonnée, or ce n'était que l'inconnu qui montrait les crocs à notre père. Je remarquai seulement ses dents légèrement pointues ainsi que ses ongles plus proches des griffes, plantés dans les bras du chef de famille. Pas de doute, les agents de Chäsgær méritaient leur surnom de Mutilés. Sous l'effet de la surprise, notre père lâcha prise et recula si précipitamment qu'il percuta la table. Un rictus carnassier échappa à l'étrange homme, tandis qu'il rajustait sa tenue et poursuivait d'un ton nonchalant :
— Bien... Des mangeurs de chair, donc. Moi qui avais peur de m'ennuyer... Faites vite, j'ai du travail qui m'attend.
Sur ces mots, l'inconnu quitta les lieux en laissant la porte grande ouverte. Celle-ci claqua avec fracas sous l'impulsion de notre père. Alors le charme se rompit. Notre mère se mit à sangloter en étreignant Eden tandis que notre géniteur fulminait devant l'huis clos. Ma sœur, quant à elle, les regardait tous deux sans savoir quoi faire. Pour ma part, je demeurais figée dans ma cachette.
— Je vais y aller.
Eden avait parlé d'une voix claire, sûre d'elle. Comment pouvait-elle nepas avoir peur de cet homme, de l'idée même de l'accompagner ? Elle devança notre père avant qu'il ne réplique.
— C'est le destin, Papa ! Voilà pourquoi nous sommes nées toutes les deux, pourquoi nous avons caché Selen toutes ces années. Je vais partir pour Chäsgær, ainsi je protégerai le village des Éthérés. Selen pourra prendrema place, vivre comme tous ceux de notre âge ! Même si je reviens, elle ne craindra rien : personne ne me reconnaîtra une fois que je serai... une Mutilée.
Une onde glacée me figea sur place, m'interdisant de m'élancer dans lepetit escalier afin de la rejoindre. Eden acceptait sans sourciller de sacrifierson existence paisible parmi les siens... pour moi. Ma sœur m'offrait sa vieen s'en allant rejoindre l'obscure organisation qu'était Chäsgær... Je ne parvenaispas à réaliser ce qui était en train de se produire.Des échos de voix me parvinrent. Notre père protesta longuement et notre mère pleura en silence tout en rassemblant quelques affaires dans unbaluchon. Eden ne changea pas d'avis pour autant. De mon côté, j'aurais voulu la retenir, lui dire qu'elle n'avait pas besoin de faire cela pour moi, lasupplier de ne pas devenir un monstre, cependant mes mots demeuraientbloqués dans ma gorge et mon corps immobile. Au fond de moi, une voixpernicieuse me soufflait de me réjouir. J'allais enfin avoir tout ce dont masœur avait pu jouir jusque-là, ce qui m'avait toujours été strictement interdit: une existence au-delà de ces murs.

Chäsgær (Extrait) (Ed. Plume Blanche)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant