Prologue

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Ça aurait dû être un jour comme un autre. Un anniversaire comme je l'ai déjà vécu. Comme celui de chaque année précédente. Une routine millimétrée, comme celle d'un problème de mathématiques. Sans le droit à l'erreur pour peine d'un mauvais résultat.

Certains diront que je n'ai pas eu de chance. C'est ce que j'aurais dit aussi, si ce n'était pas tombé sur moi. Parce qu'il fallait bien que ça tombe sur quelqu'un. Et ce n'est jamais la personne qu'on veut. Parfois on se dit que ça n'arrive qu'aux autres. Mais ce jour-là, c'est arrivé. Alors que personne ne s'y attendait. Enfin, pas tout à fait.

L'agent a frappé à la porte d'entrée. Ma mère apportait le gâteau, un marbré recouvert de pâte à sucre jaune, tout en chantant cette horrible chanson d'anniversaire dont elle accentuait les syllabes de fin. Je me rappelle encore de ses sourcils qui se froncent alors qu'elle jetait un coup d'œil à cette vieille horloge ; elle retarde toujours de 4 minutes.

Elle affichait 22 h 46.

On n'attendait personne, comme d'habitude. On a toujours fêté mon anniversaire en petit comité ; ma mère et moi. Avant, le chat squattait la chaise, miaulant pour avoir droit à une cuillère de crème chantilly de décoration minimaliste. Maintenant, il est mort. Il est enterré au fond du jardin, dans une boîte à chaussures de première qualité, sous le parterre de chrysanthème.

Ma mère, Isabelle, avait posé l'assiette en porcelaine sur la toile cirée de la table de la cuisine. Elle s'était léché les doigts qui avaient glissé contre le nappage. Elle m'avait regardé avant de sortir avec un clin d'œil. Elle faisait toujours ça, les clins d'œil.

Après tout, Isabelle était une femme mystérieuse, qui aimait donner l'envie de l'être. Mais je connaissais bien ma mère. C'était le genre de femme à se lever à 5 h tous les matins, pour préparer un petit déjeuné digne d'un brunch des films américains qu'on voyait passé sur notre télé grésillante. Elle n'avait jamais compris pourquoi les personnages ne touchaient jamais à la nourriture posée sur la table.

« Il faut manger le matin, » disait-elle. Après, elle prenait les trois prochaines heures à astiquer la maison, à traquer la moindre poussière, la moindre tache. Elle préparait soigneusement le repas, puis passait son après-midi à regarder Plus Belle La Vie, en buvant une tisane à la camomille, des petits sablés posés sur cette même assiette en porcelaine.

Parce que oui. Ma mère ne travaillait pas. Plus, du moins. Pourquoi ? Un héritage de son père après son décès, il y a 3 ans, un infarctus sur l'autoroute A1. 1,2 million d'euros. Rien que ça. Ça tombait à pique d'après elle. Juste après le divorce avec mon père. Est-ce qu'elle avait tort de profiter de cet argent comme elle l'entendait ? Pas vraiment, ce type était un connard accro à la bibine et aux jeux d'argents. Elle le ramassait sur le paillasson tous les 4 matins, les poches vides et l'haleine âcre. De toute manière, je ne l'avais jamais vraiment aimé. Un sale gars qui me regardait de travers quand je pensais devant la télé, une main autour d'une bière fraîche et l'autre dans le calbar. Avant, il nous frappait. Mais ça, c'était quand je ne le dépassais pas encore. Il a arrêté le jour où je lui en ai mis une. Ma mère m'avait emmené au ciné après ça. Pop corn salé et barbe à papa à la fraise devant le dernier Conjuring.

Bref. Ma mère était une femme simple, maniaque, stricte et autoritaire, mais qui jouait avec la vie comme si elle en avait qu'une seule. C'est le cas, mais quand même. Je l'avais vue le jour où elle avait adressé un doigt d'honneur à un agent après qu'il lui ait collé une amende ; juste au moment où il lui avait tourné le dos. L'instant d'après, elle m'avait regardé avec un petit sourire et m'avait fait un clin d'œil, avant de redémarrer sur une musique de Patrick Sébastien.

Oui, Isabelle Rina était le genre de femme mystérieusement simple.

Mais ce jour-là, alors que ma mère partait dans le couloir pour ouvrir la porte où la sonnette devenait incessante, j'avais ressenti ce truc. Ce truc qu'on appelle la culpabilité. J'avais toujours sous-estimé ce mot, jamais vraiment saisi le sens. C'était la première fois que je le ressentais, mais certainement pas la dernière. Je m'étais levé, suivant la matriarche, alors que mes claquettes frappaient le carrelage blanc. Je m'étais adossé à l'encablure qui menait à la cuisine et j'avais regardé ma mère ouvrir la porte, d'abord un peu, puis totalement. De l'autre côté, un agent. Il tenait une enveloppe de papier kraft format A4. Il lui avait donné avec un hochement de tête et avait tourné les yeux vers moi. L'échange avait duré une seconde, mais m'avait semblé durer une éternité. Ma mère avait refermé la porte, alors que ces mains tenaient cette enveloppe où un sceau de couleur bleue était imprimé sur une des faces. Elle avait ensuite levé la tête vers moi, ses yeux bleu clair brillant entre ses mèches de cheveux relevées en chignon décoiffé. Ses lèvres avaient remué, mais aucun son n'était sorti. Je l'avais rattrapé à bout de bras alors qu'elle s'écroulait sur le sol du sas d'entrée. Je me rappelle encore de son visage embué de larme se lever vers le mien, de sa main froide — diable elle a toujours été si froide — sur ma joue mal rasée. Elle avait caressé ma peau en pleurant. Je n'avais rien dit. Je l'avais bercé, silencieux. Elle s'était endormie, le ventre vide et l'eye-liner humide. Je l'avais allongé sur son lit où les draps imprimés de fleurs venaient recouvrir son corps.

J'étais resté assis sur la chaise de la cuisine devant mon gâteau aux 19 bougies non soufflées. J'avais regardé la cire tomber sur le nappage crème chantilly, les yeux vides.

Ils avaient toqué à la porte à 6 h. Juste une valise, qu'ils m'ont dit. Je n'ai pris qu'un sac. Juste avant de partir, j'avais regardé une dernière fois ma mère, assoupie dans son lit, le réveil débranché qui stagnait à la même heure à côté d'elle. Puis j'avais fermé la porte de sa chambre, posé le double des clés sur le meuble de l'entrée.

C'était la dernière fois que je voyais Isabelle.


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⏰ Dernière mise à jour : Mar 19 ⏰

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