Chapitre 32 - Les pieds dans le plat !

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— L'autruche ! Reprit Papou

— Ah oui l'autruche ! Faut pas faire l'autruche ! Hein mon François ! T'en penses quoi ?

Et là encore...un moment de paix était offert à l'auditoire grogui du laïus à la fois puissant dans le fond mais ridicule dans la forme.

Anna se permit une question :

— Mais ...Madame ...

-
— Ahhh ! Pas de Madame ! C'est "Mamou" qu'il faut m'appeler jeune fille !

— Pardon ! "Mamou" ! François
...vous le gardiez quand il était petit ?

— Oui ma belle Anna ! C'est ça ! Ses parents nous le laissaient à chaque vacance scolaire ! Et y en a beaucoup de vacances ! Et les grandes vacances c'est très long hein !

— Et il était comment chez vous ? Il était triste ? Il pleurait tout le temps ?

— Non ! Oh grands dieux non ! Il était dans sa chambre, il s'occupait...je sais pas...il lisait je crois...il écrivait aussi...

— Vous ne lui parliez pas ? s'offusqua Anna

— Ah mais si bien sûr ! Quand même ! Quelle idée ! Bien sûr que si qu'on parlait ! On parlait comme on parle maintenant !

— Ah je vois ! Soupira Anna, dépitée, qui comprit le désert affectif du jeune François et son énorme solitude à la limite de l'abandon.

Elle regarda son cher François et perçut toutes les failles de son coeur et de son âme, les multiples blessures qu'il avait dû endurer toute sa jeunesse, quand il était si fragile et si innocent. Il s'était refermé sur lui même pour se protéger et il avait pu s'évader de son cauchemar terrestre par les mots des autres puis par les siens. La lecture et l'écriture furent pour lui comme avoir des amis, des gardiens, des tuteurs, des mères et des pères de substitution, des doudous rassurants. Mais une telle implication dans les livres le sortait du rang, l'éloignait du lien social, lui ouvrant les yeux sur un monde virtuel, et les fermant sur le réel.

Anna voyait tout ça et comprenait son mal être. François était un écorché vif qui cherchait refuge où il pouvait. Elle osa demander :

— Mamou ? Il avait des amis par ici ?

— Oh ma pauvre Anna ! Les enfants à l'époque dans le quartier ils étaient un peu bêbêtes ! Ils faisaient que des bêtises ! Ils se battaient tout le temps ! Hein François ! Combien de fois il est revenu plein de bleus et de coups ! Une fois il est revenu le visage en sang ! J'en étais malade ma pauvre ! François me disait qu'il jouait et que c'était rien ! Mais moi je sais que les gosses dehors c'était pas des tendres ! Alors je voulais plus qu'il sorte. Et c'était bien comme ça. Ils l'auraient tué à force les petites brutes !

— Mais c'est horrible ! Fit Anna. François c'est vrai ? Les enfants te maltraitaient ?

François, qui commençait à revivre ces moments douloureux de son enfance, eut la force de dire :

— Mais j'étais pas comme eux ! C'est pour ça ! Il faisaient que des conneries les autres ! Moi je leur disais d'arrêter mais ils me viraient de leur groupe en me  pourchassant et en me jetant des pierres. Et quand des fois ils m'attrapaient, ils me frappaient et m'insultaient.

— Ohhhhh ! Cria la grand mère ! Tu me l'as jamais dit ça ! Oh ben si j'avais su ! François tu me disais que t'étais tombé ou que t'avais glissé dehors quand t'avais des bobos ! Pourquoi tu m'as pas dit que c'était les petits voyous qui te faisaient du mal ?

Anna voyait qu'elle se contre disait mais qu'elle n'en démordait pas.

— Ohhhh ! Mon Dieu ! Mais tu finis pas ton gâteau mon petit chéri ! Quand même je l'ai fait pour toi ! Tu pourrais faire un effort ! Mamie va être triste si tu manges pas !

Et François, sans mot dire, baissa la tête et s'exécuta, gobant chaque part comme un robot, sans ressentir la moindre saveur, ni le moindre plaisir. Le gâteau avait maintenant un goût de plâtre et les petits morceaux de sucre glace étaient ressentis comme de vulgaires cailloux. Sa mâchoire était tellement serrée qu'il ne pouvait même plus ouvrir la bouche. Ce dessert fictif ne comblait pas son désert affectif qui remontait à la surface. Une énorme vague de mal être l'envahissait, le tenait, le noyait.

Anna s'en rendit compte et intervint.

— Mamou. On va aller dormir maintenant ! On est éreintés. Merci pour ce délicieux gâteau en tous cas. On repart demain matin assez tôt. Viens François !

Et François prit mollement la main d'Anna et la suivit comme un zombie.

La grand-mère fut stupéfaite mais ne voulut pas en rester là. Elle lança une dernière salve :

— Ah ? Bon ...d'accord alors...si ça se termine comme ça ! D'accord...
Pas de problème ! Vous m'avez même pas dit si mon gâteau était bon ! Ah si vous me l'avez dit ! Je perds la tête moi ! Mais c'est tous ces mauvais souvenirs qu'on remonte à la surface là..moi ça me déchire le cœur ! Ça me torture ! J'en mourrais presque de tant de malheurs ! Enfin...c'est la vie comme disait le docteur...

Anna n'en pouvait plus et se permit de hausser le ton :

— NON ! Mamou ! C'est pas la vie ! Faut pas laisser un enfant supporter tous ces malheurs ! Il faut l'entourer d'amour, lui parler, l'écouter, beaucoup l'écouter ! Lui faire dire ce qui ne va pas ! Comment il se sent ! Pas le laisser se faire fracasser dehors ou le laisser pleurer sur ses livres ou écrire des textes affreux pleins de larmes ! On part ce soir !

La grand mère était bloquée, comme en arrêt sur image, de cette intervention puissante d'Anna, pleine de confiance et d'audace. Elle avait osé lui tenir tête, et, étrangement, la grand-mère n'avait plus rien à dire, juste ceci, froidement :

— Vous pouvez rester dormir mais vous partirez demain matin à la première heure ! Et pas de câlins cette nuit ! C'est pas l'hôtel ici !

Elle tourna les talons et fila marmonner sans s'arrêter dans sa cuisine. Le grand-père n'eut aucune réaction.

Le couple sortit et se réfugia dans la chambre d'enfant de François.

La grand-mère fit irruption sèchement sans les laisser respirer :

— Tiens Anna ! Tu dormiras par terre ! Y a pas de place pour deux dans le petit lit de François ! Allez ! Bonne nuit ! Et elle claqua la porte.

Anna était atterrée.

— Wow ! ta grand mère c'est un volcan en éruption ! Elle ne s'arrête jamais ! Fit Anna pour le faire sourire et le détendre.

François faillit éclater de rire mais se retint en mettant la main devant sa bouche ! Ce qui fit sortir une sorte d'éternuement grotesque et très drôle ! Et ils éclatèrent de rire sans retenue, comme deux adolescents farouches, rebelles et extrêmement amoureux.

—  Allez ! Dit Anna en souriant. Vas vite à la douche ! Tu pues le renard !

—  Hé ! Tu t'es pas sentie toi ! On dirait une hyenne qui s'est pas lavée depuis trois mois !

— Oh ! Cochon ! Répondit Anna en riant et en le tapant gentiment dans le dos pendant qu'il sortait de la chambre en direction de la salle de bain.

Ils croisèrent dans le couloir le regard fermé de la grand-mère et ne purent se retenir de pouffer de rire, de façon sonore et insolente,  avant de disparaître chacun de son côté.

MONTEZ !Where stories live. Discover now