Chapitre 13

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Afin de rendre hommage à la saison des amours animalière, les nobles détenaient pour tradition d'accueillir le printemps avec le mois d'Agapi. S'il restait la période la plus attendue de l'année, ce demeurait, comme toute chose sur Kardia, un prétexte pour jouir littéralement des plaisirs de la vie. Au programme, des centaines d'orgies, des échanges de partenaires à volonté et un rejet total de la vertu. Cependant, il signait aussi le début de relations contractuelles ou de recherche amoureuse sérieuse.
Durant tout le mois, chaque habitant se voyait tenu de porter un ruban de couleur spécifique : Le blanc destiné aux jeunes étudiants ou aux personnes ne pouvant pas participer. Le rouge pour l'extase, tout partenaire ou jeu sexuel était bon à prendre. Ensuite, le noir, pour les relations sérieuses ou les unions et enfin, le jaune pour la neutralité et le profit.
Chaque année, Nery le portait blanc, tandis que les autres personnes de son âge rouge ou jaune. Il n'y avait aucune honte à choisir d'une telle ou telle couleur, mais bien sûr, quand c'était Nery qui le faisait, ça devenait source de commentaires. En outre, le concept le plus attendu de la saison restait le jeu des âmes sœurs. Durant le mois, chaque participant recevait un objet dont il devait trouver le double et son porteur. Afin de rendre le jeu intéressant, de nombreux bals étaient organisés dans la ville cœur. Ainsi, les nobles recevaient des indices sur leur paire et devaient participer à d'autres activités.
Nery récupéra sa veste d'uniforme et Akini avant de partir. Devant les portes du manoir, un Silas nerveux l'attendait. À la vue de la jeune femme, son visage s'illumina dévoilant au passage, ses doux yeux bruns. Il y avait quelque chose d'enfantin chez lui, comme si son corps avait grandi au dépend de son esprit. Le garde était maladroit et timide, sans doute dans l'incapacité de faire du mal a qui que ce soit tant il était bon. Nery pouvait le sentir, grâce à la pureté de son sang. En effet, lorsqu'un individu se livrait à certaines fourberies, les battements de son cœur noirci devenaient plus irréguliers et rendait plus amer le sang.
- Bonjour, ma Dame, Comment vous portez-vous ce matin ?
– À merveille. Et toi, comment vas-tu ?
- Moi, euh... Je vais bien, je crois, répondit-il surpris qu'elle lui pose la question.
- Tant mieux, m'as-tu ramené́ ce que je t'ai demandé ?
Le jeune homme acquiesça énergiquement avant de sortir d'un coin de son armure un rouleau entouré d'un ruban rouge.
Quand elle était rentrée de l'annonce, la dynamiste avait tenu à le trouver pour lui demander de lui chercher un exemplaire du Kardesien.
- Merci beaucoup, le remercia-t-elle en sortant rejoindre sa diligence.
- À l'avenir, devrais-je vous ramener les prochains numéros, Ma dame ?
- Et bien, songea-t-elle, oui, fais donc.
Nery le remercia d'une tape affective sur l'épaule puis elle claqua la portière du véhicule. Le ciel était d'un bleu terne et mélancolique, recouvert par les mêmes nuages maussades de la veille. Quant à la brume, elle semblait moins épaisse.
Confortablement installée sur la banquette, elle passa une jambe par-dessus l'autre et déploya le Kardesien. Nery ne fut pas étonné par le ruban rouge référence au mois d'agapi . Damian comme à chaque début de la saison prenait plaisir à vêtir son journal du morceau d'étoffe emblématique. Quand elle en lu la première page, un mélange d'angoisse et de satisfaction lui noua la gorge.
Sur le papier légèrement terni, il était écrit en lettre noire :
« Mes chers habitants de Kardia, ou plutôt mes chères victimes de la menace extérieure,
Vendredi soir, pendant que certains prenaient du bon temps au septième ciel et que d'autres se noyaient dans la boisson, d'immondes créatures ont surgi des quatre coins de Kardia à la recherche de mets délicats. Aussi grands qu'un Prostasia adulte, ils possédaient des muscles aussi développés que l'ego de certains, de longues griffes n'ayant visiblement pas croisé un coupe-ongle depuis des lustres, la bave aux lèvres, les chicots sortis, ils se sont mis à tout ravager sur leur passage. Renversant les cierges, brûlant les échoppes, tranchant les corps ivre et apeuré de nos chers amis.
D'après les rapports, environ une centaine de nobles seraient morts. Nous les pleurons ensemble (plus certains que d'autres) et leur souhaitons un repos aussi éternel qu'une bouteille d'elixir en plein banquet.
En tant que bon rédacteur, je me souviens de tout ce que j'ai écrit dans mon journal adoré et j'effectue mes propres recherches. Ainsi, après mon enquête, j'ai découvert que ces immondes bestioles se font appeler anomalies. Si ce nom vous dit quelque chose, c'est normal, un incident s'est produit il y a quatre ans de cela les concernant. Souvenez-vous, des individus mystère s'étaient promenés avec leurs charogne et hurlaient qu'elles se nourrissait d'incompatibles sans défense et venaient semer la terreur sur leur terre .
Apparemment, leur représentant aurait envoyé́ une demande d'aide au roi, mais ce dernier, que nous retrouverons dans la rebrique suivante, aurait refusé́ d'aider ce peuple pour une raison inconnue. Et puis là, le sujet revient à la surface et notre souverain adoré déclare suspecter ce même peuple de jalousie. D'ailleurs, en parlant de son petit discours fort admirable. J'avoue avoir ressenti un certain excitement face au conseil réuni.
Cependant, tous ces terribles incidents ont fait sortir de l'ombre quelques nobles qui n'attendaient qu'une diversion pour enfin briller. En effet, l'héritier de la maison Diamond&Chrysos, Achille, s'est vu déployer son dynami et combattre à coup sanglant les monstres. Mais ce n'est pas le seul à s'être reconverti en héros de combat, d'autres tels que Victoria, la fille du général de l'armée royale ou encore Mephisto, le fils du boulanger.
Nous les remercions bien sûr pour leur acte de bravoure, mais d'un autre côté, pouvons-nous réellement féliciter un noble d'avoir utilisé les capacités dont il est doté́ ? Ne faudrait-il pas, à la place, blâmer ceux qui ne l'ont pas fait ?
Vous le sentez, vous aussi non ? Le mystère qui plane derrière cette histoire macabre, son odeur m'enivre déjà. Alors n'hésitez pas à répandre vos petites rumeurs et impressions, je m'en abreuverais volontiers. »
Nery ferma le Kardesien on ne peut plus satisfaite, Damian avait encore une fois écrit tout ce qu'il fallait. Le jeune homme maniait son journal comme aucun autre n'en serait capable. Les nobles l'adoraient pour sa personnalité qui, dans son style d'écriture, était facilement reconnaissable. Son succès personnel comme professionnel faisait de lui quelqu'un d'important qu'il valait mieux avoir de son côté.
Comme on avait l'habitude de l'appeler, le maitre des secrets avait auparavant rejoint l'organisation afin d'être aux premières loges de la phase cachée du continent.
Nery sortit de la diligence l'ombre d'un sourire victorieux gravé sur son visage.
L'académie se voyait enveloppée par le brouillard inquiétant, la végétation environnante donnait l'impression d'avoir été laissé à l'abandon tandis que l'établissement d'habitude imposant disparaissait dans la brume tel une menace oubliée. Bien que toujours aussi pesante, l'atmosphère au sein des couloirs avait changé. Les étudiants restaient sur leur garde, épiant la moindre chose doté de mouvement qui passait. Quand Nery traversa l'allée jusqu'à sa salle de matérialisation, elle sentit plus nombreux que d'habitude les regards en sa direction.
Même Akini gigottait mal à l'aise sur son épaule.
Un vent d'admiration lui gifla le visage quand elle entra dans l'amphithéâtre de matérialisation. La classe presque au complet grouillait autour d'Achille, le frère jumeau de Régina. Avec fougue, ils l'assenaient de questions et de compliments de tous les côtés. Le garçon ne semblait pas gêné le moins du monde. Au contraire, l'héritier arborait un air passif pour camoufler son ego qui gonflait comme un bulbe. Les bras croisés derrière ses cheveux auburn volontairement décoiffés, il s'adossait au mur comme si de rien était.
La dynamiste se rappela ce qu'elle avait vu dans le journal ce matin : apparemment, le jeune homme aurait combattu des anomalies pour « briller ».
De l'autre côté de la salle, une aura destructrice se faisait ressentir en cauchemar. Nery ne fut pas surprise de croiser Regina, fulminante, à l'écart de toute l'agitation. Sans trop savoir pourquoi, Nery vint la rejoindre.
Celle-ci restait de marbre, le regard mortel en direction de son frère. Figée comme une statue, elle murmura,
– Viens tu m'apporter ce que je t'ai demandé ?
– Peut-être.
Son interlocutrice recoiffa sa frange fine avant d'enfin adresser un coup d'œil à Nery, surprise par la maitrise dont elle faisait preuve pour contrôler ses émotions.
— La situation a quelque peu changé depuis la semaine dernière, commença Régina, il me le faut impérativement, je te donnerais ce que tu veux en échange.
– Combien de concurrents as-tu, Regina ?
Nery qui avait vite compris ses intentions admirait la lueur particulière qui brillait dans son regard. Cette flamme vive, c'était la même qu'elle recherchait parmi les nuisibles.
– Une vingtaine, avoua-t-elle après une longue pause.
- Si je comprends bien, tu hériteras de quelques centaines de Kards. Mais ce n'est pas ce que tu recherches, je me trompe ? Ce que tu veux c'est le rôle de grande maitresse de maison.
Dans la hiérarchie des maisons, le rôle le plus important restait celui de grand maitre ou grande maitresse. En termes de pouvoir, ils se plaçaient juste en dessous des exelixis. Sinon, ce titre restait un moyen de contrôle commercial sur tout Patoma. Toutefois, pour en hériter il ne suffisait pas juste d'être le plus âgé. L'ancien maitre désignait lui-même celui qu'il estimait le plus digne de lui succéder.
– La relève va bientôt avoir lieu et j'ai peu de chance d'obtenir la place et encore moins maintenant que cet imbécile est devenu une célébrité.
Elle jeta un coup d'œil dédaigneux vers son frère avant de poursuivre.
— Je n'ai pas le temps de faire l'hypocrite à prouver ma valeur aux membres de ma famille. Tout ce temps, je me suis contentée d'être la plus forte mais j'ai oublié qu'avant d'être une Maison, Diamond&Chrysos est une grande famille. Et pour te dire la vérité je suis loin d'être la plus appréciée du lot, mais cette place me revient. Elle est à moi. Elle m'appartient.
Nery fut surprise par le désir hardent de Regina. Elle comprenait parfaitement ce qu'elle ressentait, son besoin d'atteindre le sommet et ne pouvait pas le lui reprocher, car c'était le même qui l'animait elle. Alors elle sortit la longue enveloppe confidentielle de son cartable et la lui tendit.
Regina l'examina du regard, le souffle court, avant de la saisir à la hâte.
— Je veux que tu me tiennes au courant de tous tes plans s'il te plait. Je pourrais t'apporter bien plus que ce que tu ne le penses.
— Je ne t'aime pas, Nerezzya.
— Et moi qui songeais à te demander en union...
L'héritière repassa sa main dans sa frange auburn avant de se lever, une lueur vengeresse dans le regard, puis d'un pas assuré, elle quitta l'amphithéâtre avant même que le cours n'eût commencé.
La veille, Nery s'était rendu dans le bureau lustré de sa génitrice et comme elle s'y attendait le véritable document s'y trouvait, avec une copie identique dans un coffre verrouillé derrière un tableau. Elle n'avait eu aucun mal à crocheter la serrure grâce à l'aide précieuse de son Dynami. Si elle avait hésité à lui remettre le document, un détail lui était revenu en mémoire. Le rapport d'un des nuisibles concernant les activités suspectes d'exelixi près de la mine. Alors elle y avait vu une opportunité, qui leur serait bénéfique à l'une comme à l'autre.

Lors du cours de Dame Rose sur les plantes soporifiques, Jessamine devant-elle se retourna une idée en tête.
— Tu sais ce qu'on raconte sur toi ?
Nery prise au dépourvu, prit une inspiration pour ne pas lui enfoncer sa faux en pleine face.
– C'est bien courageux de ta part de me déranger pendant que je manipule ces poisons. Je suis d'humeur maladroite aujourd'hui.
— Apparemment, tu aurais un lien avec les événements de vendredi soir, la coupa la Prostasia sans faire attention à sa remarque.
Un instant, le cœur de Nery manqua un battement avant qu'elle ne se rappelle que les étudiants de l'académie détenaient le don exceptionnel : de toujours dire de la merde.
— Permet-moi d'en douter.
— Tu es une personne suspecte, Nerezzya.
— Je préfère le terme mystérieuse retorqua-t-elle sans lui jeter un œil.
— Personne ne veut de toi, tu es un raté, ce serait normal que tu veuilles nuire au peuple de Kardia. Regarde-toi, tes veines noires, ta petite taille, tu t'enlaidis, le virus te consume.
Face à son dernier mot, la jeune femme ne put retenir un gloussement. Toute cette histoire de virus l'amusait au plus haut point et voir les nobles y croire vraiment davantage.
- Vaut mieux en rire qu'en...
- JESSAMINE ! Aurais-tu l'amabilité́ de te retourner, à moins que tu ne veuilles servir de cobaye aux effets de la Belladone ?
Nery remercia sa professeure du regard avant de se replonger dans ses notes.
***
Les huits jours suivants passèrent à une vitesse folle. Depuis le jour du discours, elle n'avait pu se rendre à l'organisation que de maigres fois à cause de sa surveillance évidente. Déambulant dans les rues déjà décorées de Kardia, Nery se baladait suivi de près par Silas qui ne la lâchait plus d'une semelle. Les premiers temps, la jeune femme avait envisagé́ de le tuer tant il était collant, mais le garde s'était vite révélé être d'une compagnie plaisante.
En effet, il demeurait toujours là pour apporter de petites informations pratiques sur la ville cœur. Issu des bas quartiers et ancien garde chargé d'arpenter l'immense ville, en plus d'un sens de l'humour étonnement développé, il détenait bon nombre de personnalités intéressantes à lui présenter.
Grâce à lui, elle avait fait la rencontre d'une petite fyto, prénommée Lilas, qui possédait un gout incroyable pour la création de pièce de collection. La jeune femme avait examiné́ son travail pendant de nombreuses heures avant de déclarer qu'elle serait sa couturière personnelle. Depuis qu'elle avait fait muter son ancienne autre part, il était une priorité pour elle de la remplacer.
Des banderoles et arches fleuries se chevauchaient entre les logements, tandis que de gros nœuds en ruban multicolore trônaient fièrement sur la façade de chaque porte élégante. L'ambiance des rues était déjà à la fête, le soleil était revenu après sa longue absence et réchauffait de ses rayons chaleureux l'atmosphère. Les nobles vêtus de couleur pastel et printanière riaient et décoraient les dernières parcelles qui ne l'étaient pas déjà dans un nuage d'euphorie.
Nery sentit une pointe de degout le traverser. Une odeur sucrée et alléchante flottait dans l'air en provenance des pâtisseries et sucreries traditionnelles, melangée aux fragrances de la végétation fleurissante. Les derniers bourgeons de mars s'épanouissaient face au nouveau printemps. La musique dansante, de son coté, résonnait dans tout Kardia. Les trompettes soufflaient, les tambours resonnaient laissant les maracasses s'agiter follement, un air fluet de claritette venait s'immiscer dans le chœur symphonique. Nery eut une pensée pour Bellatrix qui ne pouvait profiter de la musique.
Sa robe à col carré et aux manches bouffantes était dotée d'un petit corset à lacets dans le dos. A chacun de ses pas, le tissu fluide se mettait à virevolter avec grâce tandis que le rouge pavot de la doublure rayonnait sous le ciel azuré.
Silas l'admirait tout sourire, les mains prises par les dizaines de sacs contenant les derniers achats de la jeune femme.
– Ma dame se risqua-t-il, pourrais-je vous demander quelle couleur de ruban vous porterez cette année ?
Nery s'étouffa avec sa salive, surprise par sa question soudaine. Elle se demanda s'il avait des sous-entendus en tête.
— Je compte le porter blanc bafouilla-t-elle.
– Mais vous êtes largement en âge pour en choisir un coloré...
– Et toi ? Le coupa Nery, quelle couleur vas-tu choisir ?
— Le jaune, bien sûr.
Celui de la neutralité et du profit, donc... La dynamiste acquiesca rassurée et continua sa route; ignorant ses autres questions.
De retour au manoir, elle abandonna son garde devant les portes et se rendit dans sa chambre afin de ranger ses nouvelles acquisitions. Quelques manuels, de nouvelles paires de gants brodées, et de nouveaux souliers à talons.
Seulement une dizaine de minutes plus tard, sa servante vint lui apporter une nouvelle missive, de nouveau toute excitée. Transmis par le messager royal lui-même, Nery déroula le papier granuleux avant de lire à haute voix.
« Votre présence est requise au Palais le plus rapidement possible pour un banquet d'ouverture. »

The blood heiressWhere stories live. Discover now