.06. Fracturer un morceau de son être

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Yennefa.

Au cœur des jardins, postés devant chaque demeure de Shatwood, je distingue les citrouilles aux lèvres figées, et de multiples guirlandes lumineuses.

La profusion de fausses toiles d'araignée ornent le seuil des habitations. Les enfants, dont les yeux sont pétillants, baignent quant à eux, dans une allégresse particulière.

À mesure que les jours s'égrènent, l'esprit de la fête s'impose peu à peu, tissant son ambiance étrange sur l'ensemble de la ville. Nous sommes à moins de deux semaines de cette nuit singulière. Et cette période, je l'ai toujours chérie.

Sûrement pour des raisons qui me sont propres. En effet, lorsque j'étais encore qu'une enfant, je ne me déguisais jamais.

Ma mère m'assurait, année après année, que je n'avais nul besoin de costume.

Car j'étais déjà un monstre.

Une parole qui dégouline d'absurdité, et pourtant, étrangement cohérente avec l'enfant que j'étais.

Ce soir de Halloween, je voyais passer les autres
gamins, transformés en chimères fantastiques. Alors je me disais qu'en ce jour-là, nous étions tous les mêmes.

Des monstres à visage découvert.

Et pour une fois, j'étais à leur image. Pourtant, ce maigre bonheur que me procurait cette fête fut relativement bref. Car un jour, la lumière s'est éteinte.

J'ai compris que tout ce que ma mère m'avait conté sur Halloween n'était qu'une pure mascarade. Que cette fillette de trois à dix ans n'avait jamais été cette créature malfaisante.

Néanmoins, malgré cette révélation, je ne me suis jamais déguisée.

C'était comme si je ne méritais pas ce droit. Ou peut-être, un geste doté d'un respect silencieux envers ma mère.

Je me pince la lèvre inférieure, détournant le regard vacillant de la fenêtre de la salle. Notre professeur, quinquagénaire au port grave, se prépare à rendre les copies de nos récents examens.

Maeve, assise à mes côtés, joint les mains comme pour une prière muette. J'articule doucement un sourire en l'observant.

Autour de nous, la tension monte. Les premières feuilles circulent, et sur les visages, je lis des émotions contradictoires.

Finalement, le professeur s'approche de notre table.

–  Madame Lauret, annonce-t-il d'une voix posée, en fixant la brune à ma gauche.

Maeve déglutit, puis hoche la tête. Il dépose la feuille devant elle et la brune manque aussitôt de s'étrangler.

–  Bon travail, ajoute-t-il avec une chaleur rare.

Je me penche, découvre la lettre A inscrite en haut de sa copie.

–  J'ai réussi ! s'exclame-t-elle, fascinée par sa note, pendant que notre professeur s'éloigne en poursuivant sa distribution.

Elle me sourit tendrement, puis se plonge dans la lecture minutieuse de sa copie. Ce n'est qu'au tour suivant que ce chargé de travaux dirigés revient vers moi. Il tient ma feuille, presque comme un talisman.

J'inspire longuement. Lorsqu'il me tend enfin ma copie, mes lèvres s'entrouvrent dans une exclamation silencieuse.

–  Comme toujours, Madame Cowell, glisse-t-il.

UNFAIRNESSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant