Ma mère me serre contre elle. Je recroqueville ma large carcasse pour enfouir mon nez dans son cou. Après six mois en Ile-de-France, j'ai envie de retrouver la douceur de mon enfance ; et depuis mon enfance, ma mère porte le même parfum, un mélange de jasmin et de fleurs de cerisier, frais et relaxant. Lorsqu'elle me lâche enfin, mon père – plus sobre – me fait la bise et me demande comment ça se passe.
Ce qu'il veut dire, c'est qu'il aimerait que mon nouveau poste soit une sinécure, un taff de bureau, idéalement aux archives. C'est toujours tranquille, les archives, c'est pas un endroit où on peut se prendre une balle ou un coup de couteau. Je faisais un boulot dangereux à Annecy. J'étais bon pour ça. J'avais infiltré un réseau de transport de médicaments et autres stupéfiants, en me faisant passer pour un pourri. Les meilleurs mensonges sont ceux qui sont teintés de vérité, parce qu'ils ne demandent pas beaucoup de préparation.
Lorsque je les ai arrêtés, j'ai grillé ma couverture. Quelques électrons libres avaient échappé à notre coup de filet, le risque de représailles était élevé. Ma hiérarchie s'est dit que ça serait mieux que je me mette au vert, pour ma propre sécurité, et j'étais assez d'accord : j'avais épuisé mon capital chance. Tous ceux qui font des choses dangereuses, que ça soit des criminels ou des flics, ont un capital chance. Quand tu tires trop sur la corde, à un moment elle cède, et là, j'avais tiré bien, bien fort.
Ils m'ont proposé un poste à Aurillac. Si vous ne connaissez pas (et c'était mon cas), c'est la préfecture du Cantal, dans le Massif central. Une ville pépère avec un des taux de criminalité les plus bas de France. L'endroit idéal pour mourir d'ennui. J'ai rien contre ceux qui y habitent, hein, mais je ne suis pas rentré dans la police pour écouter des vieilles se plaindre des petits jeunes qui mettent un peu de musique le soir de leur anniversaire.
Je commençais à chercher un nouvel appart à Aurillac, donc, quand la commissaire Leclerc m'a proposé cet autre poste. La Crim à Paris. Tout l'inverse d'un poste pépère, l'exact opposé des archives. Evidemment, j'ai accepté sur-le-champ.
« Papa... tu sais que je fais attention. »
On dit toujours ça aux proches. « La police n'aime pas les têtes brûlées », « on est formés pour ça », « on n'est jamais tout seul, on peut compter sur les collègues »... Et c'est vrai, en général. La seule exception, c'est l'infiltration. Les mots du procureur, dans l'affaire Mika, me reviennent en mémoire :
« Vous venez d'Annecy, lieutenant, n'est-ce pas ? Personne ne vous connaît, ici. Continuez comme ça et faites ce que vous savez faire. Vous voyez ce que je veux dire, n'est-ce pas ? »
Je vois ce qu'il veut dire. Rempiler sur une infiltration, mais cette fois, j'aurai affaire à un loup solitaire. Trois cadavres, pas l'ombre d'une piste et une signature qui se fout ouvertement de notre gueule. L'approcher, c'est me dessiner une cible sur le dos et aller jouer la danse des canards sur un stand de tir. A côté, mon boulot aux stups d'Annecy passerait presque pour une colonie de vacances.
C'est pour ça que je suis là, aujourd'hui. La commissaire Leclerc m'a ordonné de prendre une journée de récup et d'aller voir ma famille. Elle est abrupte, mais je l'aime bien. Mieux : je la respecte et je l'estime. C'est le genre de commissaire qui va protéger ses hommes. Les protéger de la pression du proc, les protéger de la presse, les protéger d'eux-mêmes, aussi.
C'est une des premières choses qu'on m'a dites sur elle : elle ne te laissera pas partir en vrille, avec elle t'es carré ou tu te prends une beuglante. Le genre de beuglante qu'on entend de l'étage du dessous. D'après elle, j'avais besoin de réfléchir avant de me lancer sur une nouvelle infilt. Ses conditions, c'étaient : récup le vendredi, week-end en famille, et on en reparle lundi.
« Vous inquiétez pas pour le proc, Damien. C'est pas lui votre boss, c'est moi. C'est à moi que vous direz oui ou non, et pas de pression, je vous couvre si vous voulez pas. Vous avez suffisamment donné à Annecy. »
On venait d'avoir le profil psy de Mika, et c'était flippant. D'après Jonas Guyzers, le criminologue, Mika est un mec intelligent, organisé, préparé, calculateur. Le genre de mec qui ne va pas être pris d'une folie meurtrière, mais qui n'aura aucun scrupule à tuer un flic s'il se sent menacé.
« Partez du principe qu'il a trois coups d'avance sur vous et qu'il en sait plus que ce que vous croyez. », a-t-il conclu en me tendant son rapport, que j'ai lu attentivement sans rien apprendre.
Je suis tiré de mes sombres pensées par ma mère qui soupire :
« Mais qu'est-ce que tu es allé faire à Paris ? »
Mon père l'arrête. Elle pose la question, mais elle ne veut pas savoir. Lui non plus, d'ailleurs. Il me l'a dit, quand je l'ai prévenu pour l'infiltration d'Annecy. Je ne l'ai pas explicitement prévenu, mais je lui ai parlé, entre mecs, d'où je rangeais mes papiers, mes relevés de compte, et de ce que je voulais « s'il m'arrivait quelque chose ». Il m'entraîne dans le jardin, sous prétexte de déplacer la brouette – ce qu'il fait seul.
« Je veux pas savoir, grogne-t-il après avoir levé les yeux vers la fenêtre de la cuisine, pour s'assurer que ma mère ne nous entendra pas. Je veux pas savoir dans quoi ta nouvelle patronne t'a encore embarqué. C'est la Crim, je suis pas con, je sais que tu vas pas t'occuper d'un vol de ramettes de papier. Débrouille-toi juste pour pas être blessé. C'est tout ce que je te demande. Et bordel, trouve-toi une copine, une gentille fille, comptable, instit, n'importe, même une qui bosse pas, juste qu'elle soit gentille. Ça calmera ta mère de savoir qu'il y a quelqu'un qui se préoccupe de toi là-haut. »
Je réponds par un grognement. Je ne demande que ça. Une femme à aimer, avec qui fonder une famille, qui m'engueulera parce qu'au bout de six mois, quelques cartons ne sont pas vidés. Je nous imagine à Aurillac, dans un chalet sur les hauteurs d'Annecy, n'importe où en fait... peut-être pas à Paris. Je caresserai ses cheveux, je lui ferai des pâtes trop cuites, nous ferons des randonnées autour du lac ou nous visiterons le Louvre...
Enfin, pour l'instant je travaille 10 heures par jour et je suis sur Paris depuis 6 mois. Je ne connais personne dans cette ville aussi grande que grise, où tout le monde court et où le métro pue la pisse. Où qu'elle soit, celle que j'attends, c'est pas à Paris que je vais la trouver.

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Toi, moi & Mika
RomanceCamille est bibliothécaire. Intelligente et discrète, elle écume les boîtes à livres, les brocantes et distribue des poires aux SDF les jours de marché. Damien est lieutenant à la Crim. Grâce à son dossier exemplaire, il se voit confier le dossier b...