L'hérésie de la fresaie libre
© Rose P. Katell
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Léonor redressa l'épaule tombante de sa robe en pestant d'être la seconde fille de la famille – par souci d'économie, elle héritait toujours des tenues un peu trop grandes de Hermance –, puis jeta un coup d'œil en arrière, désireuse de vérifier qu'on ne l'avait pas aperçue en train de s'éclipser de la cour ni suivie.
Elle était seule sur le sentier qui quittait le village et s'étirait jusqu'au bois. Seule comme elle souhaitait l'être.
Un soupir lui échappa alors qu'elle replaçait ses mèches folles derrière ses oreilles ; du haut de ses onze ans, elle n'aspirait à rien sinon à fuir la liesse bruyante qui avait envahi leur seuil et leur foyer, où mauvaises bières et commentaires braillards ou grivois coulaient à flots depuis de nombreuses heures. Tout cela pour son frère aîné.
Léonor inspira profondément. L'agitation de la fête improvisée en son honneur avait bien failli la rendre chèvre ! Être alpaguée afin de resservir des verres, subir des remarques sur ses formes de femme naissantes, s'entendre féliciter d'être apparentée à Théobald à la moindre salutation, ne plus réussir à percevoir le fil de ses propres réflexions au fur et à mesure que le temps s'écoulait... Tout avait fini par crisper ses nerfs, et sa famille avait trop le cœur en joie pour s'en préoccuper. La nuit avait beau tomber, le travail avait beau les attendre demain, il n'y avait que Théobald qui avait de l'importance. Une importance que Léonor trouvait dérisoire, imméritée.
Une grimace tordit ses lèvres. Elle n'était pas juste, une voix en elle le lui affirmait ; elle se reprochait son attitude. Mais c'était plus fort qu'elle. Lucidité coupable ou jalousie, elle ne pouvait pas prétendre à une allégresse égale à celle de son entourage. Certes, Théobald était devenu inquisiteur à peine ses vingt-deux printemps atteints, après plusieurs années passées au service de l'Église. Certes, il avait ce matin même procédé à l'arrestation d'une hérétique – sa première sorcière, de surcroît –, qui serait bientôt soumise à un interrogatoire en règle. Toutefois, était-ce si glorieux d'arracher dès les petites heures une femme à son foyer, très reculé, sur base de preuves maigres et de calomnies ? Et sorcellerie avérée ou non, son frère n'avait de toute façon pas agi par sens du devoir ou dévotion – Léonor n'avait pas les moyens de le vérifier et s'en voulait pour ses pensées, mais la certitude grondait en elle.
Un nouveau soupir se faufila entre ses lèvres. Théobald avait compris que sa qualité d'aîné ne lui rapporterait qu'un héritage misérable, une vie pauvre calquée sur celle de leur père, usé par le passage des ans et la charge de travail pesant sur son dos, et s'était intéressé aux voies ecclésiastiques avec un attrait loin de représenter un appel divin ou une vocation. Se mettre au service de Dieu ne signifiait qu'une chose à ses yeux : l'opportunité de gagner gloire et statut, de s'élever. Son but ne dépassait pas l'envie de se faire un nom. Et il semblait en bon chemin pour y parvenir.
Les dents de Léonor mordillèrent la chair tendre de sa langue. Partager son ressenti lui était interdit. Pire, s'y employer serait vain, mesquin et puéril. Théobald comblait leurs parents, il leur apportait bonheur et fierté. Grâce à lui, leur sœur Hermance s'était aussi vu attribuer le titre du premier enfant à marier, un accomplissement dont elle rêvait ! Ses mauvais sentiments n'avaient pas leur place sous leur toit.

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L'hérésie de la fresaie libre
ParanormalToutes les malédictions n'en sont pas. Mais cette vérité pourrait coûter cher à Léonor si on découvrait son secret.