Chapitre 6

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Il y a un mail, dans sa boîte, auquel Alexandre est incapable de répondre depuis plusieurs semaines, qui date d'avant le confinement : un rendez-vous avec sa directrice de thèse. Alors en ce lundi matin, il continue de l'ignorer.

Après tout, il a tellement de choses à faire. Il lui reste un peu moins de 50 euros sur son compte, avant le virement pour son loyer et les factures d'avril. C'est largement suffisant pour remplir le frigo, racheter du shampoing et des clopes. Important les clopes, il n'a pas fumé depuis plus de vingt-quatre heures.

Son voisin, le mec en Staps très hétéro, est en train de sortir une valise quand il sort sur le palier.

— Ah, t'es encore là ?

Appelez-le vieux jeu, mais Alexandre a horreur qu'on le tutoie directement. Mais il a également été bien élevé et est passé maître dans l'art du sourire crispé.

— Bien sûr.

— Super, attends juste deux minutes.

Le mec rentre à nouveau dans sa chambre/son studio, puis en ressort trois minutes plus tard avec une bouteille de lait, un steak congelé, une boîte d'œufs à peine entamée et un pauvre pot de confiture à la fraise.

— Je rentre chez mes parents en Picardie. J'ai déjà vidé mon frigo mais ça je n'ai pas envie de gâcher. Hop, c'est cadeau !

— Euh, merci ?

— Tu vas être le roi ici, Marjorie est déjà partie la semaine dernière !

Marjorie ? Ah, sans doute la troisième locataire de l'étage.

— T'es en socio c'est ça ? Ça doit être génial de vivre une période comme ça du coup.

— Pas vraiment...

Le mec, dont il a oublié le nom, ne prend pas le temps d'écouter la réponse et fonce dans les escaliers, direction Gare du Nord.

— J'ai eu un steak gratuit aujourd'hui !

Alexandre envoie un texto à Samuel entre le rayon crème fraiche et le rayon surgelés.

— Cool ! Mon pote travaille dans un doner kebab, du coup hier on a eu de la chance, on a eu du shawarma.

Donc Samuel bosse comme livreur, le mec qui le loge comme cuistot ? Ou livreur aussi ? Alexandre repense à son mail, son directeur, et sa thèse, forcément, choisie un peu par hasard.

— Mon mémoire c'est sur les nouveaux emplois précaires.

— Intéressant...

Rayon yaourt. Il reste quelques crèmes au chocolat, en solde en plus !

— Pas vraiment, c'est un sujet hyper rabâché. Je pense que mon directeur veut que je le précise. Et j'ai aucune idée.

— J'ai le droit à un First World Problem ?

— Tout à fait, je suis l'exemple type du mec qui a choisi son domaine sans réfléchir, au milieu d'étudiants qui en ont vraiment quelque chose à faire.

Rayon alcool. Non cette semaine on essaie d'être raisonnable, et le budget baisse. Il reste les clopes à acheter.

Sorry, j'ai horreur des lundis.

— C'est mon jour de congé, vu que maintenant je bosse aussi le dimanche. On se voit ? J'ai une attestation pro, je peux dire que je fais des livraisons dans le coin.

It's a date !

Alexandre évite de le dire à voix haute au milieu des boîtes de conserves.


#


— J'ai dû mentir sur mon attestation.

Le muret en pierre est froid sous ses fesses. Alexandre se tient donc juste à la limite de sa zone d'un kilomètre. Et comme il est un peu parano quand même, comme beaucoup de gens, Samuel et lui sont séparés par un bon mètre de distance.

— Comment ça ?

Samuel est assis à califourchon sur le muret, dans un jean troué, baskets montantes et un sweat qui a l'air un peu trop léger pour le temps venteux. Il fume une cigarette sans filtre, faite à la main, un peu tordu. Ses doigts sont longs et un peu tachés, quelques traces noires discrètes.

— Je suis déjà sorti faire mes courses ce matin, on a le droit qu'à une sortie par jour non ?

— Mais qui viendrait vérifier ? Surtout vu à quoi tu ressembles.

La main de Samuel le désigne dans toute sa splendeur : grand mec blanc, en bas de jogging et baskets de sport, pas de sac en bandoulière, et, il faut bien l'avouer, l'air de celui qui veut se remettre au sport.

— Le pote qui m'héberge, il sort comme ça, il se fait contrôler trois fois. Et pas parce qu'il a des baskets de marque pas du tout faite pour la course comme toi.

Les épaules d'Alexandre s'affaissent.

— Tu vois, c'est pour ça que ce mémoire me flingue. Je suis incapable de voir plus loin que le bout de mon nez.

— Ouais, t'es super égocentrique en fait.

De deux choses l'une, s'ils n'avaient pas été en situation de crise sanitaire : soit Alexandre serait parti d'un coup, en colère et se demandant pourquoi il discute avec un mec qui le juge comme ça ; soit ils se seraient empoignés pour trouver un lieu plus ou moins isolés pour en parler de façon un peu plus agréable.

— Faut que je mette à jour mon programme, finit-il par dire.

— Ben y'a une mise à jour, tu l'as pas encore faite ?

Samuel part dans un éclat de rire qui fait tourner la tête d'une passante de l'autre côté de la placette. Elle leur lance un regard noir.

— Je suis un mec blanc hyper protégé et qui ne sait régler ses problèmes que par la fuite. Ou le cul. Mais seulement si le mec est mignon.

— C'est pas une si mauvaise façon de vivre.

— Et toi, tu te vois comment ?

Samuel prend une longue taffe avant de jeter le mégot par terre. Puis, devant les sourcils froncés d'Alexandre, le ramasse, l'éteint correctement, et se lève pour le mettre dans la poubelle adéquate.

Quand il revient s'installer, ses épaules sont un peu plus raides, il s'assoit correctement, les yeux ailleurs, en silence. Avant de reprendre dans un sourire qui sonne un peu faux :

— J'ai pas une vie intéressante. C'est vraiment con qu'on ne puisse pas se caler là, derrière un buisson.

Que de la posture. Alexandre sent qu'il a fait une gaffe, une de plus dans leur très courte rencontre. Il veut s'excuser, mais de quoi il ne sait pas trop, quand Samuel se relève.

— Ton heure est bientôt passée, espèce de resquilleur.

— On se choppe sur discord ?

— Je vais pas avoir trop accès à un pc cette semaine, plutôt texto.

— Ok.

Quand il referme la porte de son studio quelque dix minutes plus tard, Alexandre ne sait pas encore ce qu'il ressent. Son téléphone se met alors à vibrer dans la poche de sa veste.

— Et si tu étudiais un peu comment être gay quand t'as un taff de merde ? Mais dis ça pour avoir l'air intelligent. XOXO comme dit ma frangine.

Bon, il n'a pas tout raté non plus, n'est-ce pas ?

LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant