Chapitre 2

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Les deux jours suivants passent sans qu'Alexandre mette le nez dehors. Il a remplacé le café par un fond de thé noir assez dégueulasse, mais suffisamment fort pour le maintenir éveillé.

Son article envoyé deux minutes avant la date limite, il se retrouve à nouveau accoudé à sa fenêtre, à fumer sa cigarette en attendant que ses nouilles soient prêtes. Finalement, cela ne change pas tant de choses par rapport à sa vie d'avant. Même si travailler en bibliothèque lui manque : les pauses café au distributeur, les discussions sans fin, toujours un peu lourdes, avec d'autres étudiants, la traversée de l'arrondissement, voire de Paris, pour trouver le burger ou le kebab à la fois bon et abordable.

La sonnerie du téléphone l'interrompt dans ses pensées légèrement mélancoliques.

— Mon chéri, tu vas bien ?

Ah. L'appel hebdomadaire à ses parents s'est transformé en un appel tous les deux jours. Bientôt il sait que ce sera tous les jours. Il ne se passe pas grand-chose dans la campagne alsacienne, et maintenant que les centres commerciaux et les winstubs sont fermées, c'est encore plus mort que mort.

— Tu ne veux pas revenir ici ? On a internet tu sais !

C'est son père.

Alexandre a une vision très claire de la petite maison mitoyenne qu'habitent ses parents. Forcément, il y a vécu presque quinze ans avant de s'installer à Paris pour ses études. Deux étages plus une grande chambre sous les toits, le domaine de son frère, rempli d'instruments de musique. Sa chambre à lui donnait sur la rue, où il pouvait observer les rares passants. Il a toujours aimé ça, observer. Et maintenant il finit un mémoire de sociologie qui le mènera, selon les mauvaises langues, au chômage.

— Non, pas encore. J'ai des trucs à régler ici.

— Ils parlent d'interdire les déplacements entre régions. On peut te payer le billet de train.

— Vraiment papa, ça va. Mais vous pouvez m'envoyer un colis si vous voulez !

Ils faisaient ça pour ses deux premières années en chambre universitaire : pain d'épice, pâtes aux œufs, et même une fois malheureuse deux bouteilles de bière. Elles s'étaient cassées pendant le transport.

— Pas de problème mon chéri ! Et surtout n'utilise pas Amazon hein ! Préfère les circuits courts ! Envoie-moi ta liste.

Alexandre plaint le facteur qui devra faire les six étages à pied pour lui délivrer le colis. Ou alors il faudra passer au bureau de poste, plus logiquement.

Quand l'appel finit, Alexandre reste un peu sur son portable. Il n'a pas d'applications de jeux dessus, ni vraiment grand-chose. Enfin sauf le petit logo Grindr.

— Y'a encore des gens dessus ?

Bah, ça peut l'occuper un peu. Il en a marre de lire les messages déprimés de ses camarades de fac sur leurs groupe dédié. Grindr lui changera les idées.


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Les recherches Grindr ont été aussi piteuses et déprimantes que d'habitude, même en pleine pandémie. Alexandre a rapidement laissé tomber. De toute façon, il n'y a plus d'endroit où se rencontrer, et hors de question qu'il invite quelqu'un chez lui. Déjà qu'il fait bien attention à se déshabiller avant de dépasser les soixante centimètres carrés de son pas de porte, ce n'est pas pour qu'un inconnu se jette dans ses draps et laisse ses microbes partout.

— On dirait ma mère.

Mais sa mère ne l'a jamais laissé tomber dans le domaine des maladies et de la santé. Pas comme ce petit pourcentage de date adepte de l'oubli du préservatif intempestif ou de la sortie malgré une grippe déjà bien déclarée. Donc tant pis pour eux, tant pis pour lui, Alexandre restera célibataire le temps que cette période finisse.

Le vendredi il profite de son heure de sortie pour aller faire sa lessive. Même si le temps s'est un peu réchauffé pour lui permettre de rester en caleçon toute la journée, profiter d'un sèche-linge plutôt que de laisser pendre ses chaussettes sur la moitié de la surface du studio lui paraît être une bonne idée.

Les rues sont vides.

Il n'y a qu'un vieux monsieur à la laverie automatique. À peine deux clampins au marchand de tabac, et personne à la pharmacie, où d'ailleurs il n'y a pas un seul masque disponible.

— Vous pouvez essayer d'en coudre un vous-mêmes, si vous pouvez.

La préparatrice a l'air plus désespérée que lui. Alexandre hausse les épaules : — Vous auriez quelque chose pour bien dormir ? Et pour le mal de tête ?

Quand il revient à la laverie, sa lessive vient de finir. Le temps de mettre le paquet dans le sèche-linge (sauf sa belle chemise, celle pour laquelle il sort son mini fer à repasser de son carton, une fois par mois), et il ressort sur le trottoir. Avec tout ça, remarque-t-il en vérifiant l'heure sur son téléphone, il lui restera juste le temps de rentrer chez lui. Ça va être court, mais ça devrait le faire. Il n'a pas passé une heure à recopier cette foutue attestation pour rien non plus ?

— Vous avez du feu ?

Alexandre lève le nez de son portable. Il a téléchargé un mini jeu pour remplacer Grindr. Devant lui un mec qui lui rappelle vaguement quelque chose. Il fouille ses poches à la recherche de son briquet, le tend, puis se rappelle que maintenant, il ne faut plus toucher quoique ce soit qui ait été déjà touché par un autre. Du coup c'est à lui d'allumer, et à l'autre de rapprocher son visage un peu trop près de ses doigts.

Le jeune homme sent une vague de chaleur éclore sur ses joues. Déjà ? Au bout de dix jours de solitude ? Et même plus si on commence à faire la différence entre contact humain normal et contact humain plus... Charnel.

— Purée je suis quand même en manque, du coup ?

La pensée a juste le temps de lui traverser l'esprit que l'autre se redresse avec un sourire.

— Ah, mais c'était vous... Devant l'église, là. Je vous ai donné du feu. Comme quoi...

Alexandre n'a même pas le temps de réfléchir à une réponse intelligente que l'autre repart, un vague salut de la main :

— Je dois aller bosser !

LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant