à cœur

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Lorsque Sasha sort de son immeuble, iel a l'esprit lourd, le cœur lourd, les pieds lourds. Iel se traîne jusqu'à l'arrêt de bus et se laisse tomber sur le banc à côté d'une personne dont l'âge évidemment antédiluvien interdit toute velléité de conversation salutaire. Iel soupire et regarde dériver le nuage de buée.

Comme tous les ans, Sasha part retrouver les siens pour Noël. Les siens. L'expression lui paraît toujours étrange, drôle, parce qu'iel n'a jamais eu le sentiment de faire partie des leurs, justement. Mais ses parents se scandaliseraient de son absence. Sans doute parce qu'ils ne pourraient alors pas se scandaliser de sa présence.

Un bruit humide attire son attention : le bus arrive, créature fumante de métal et de lumière dans la bruine hivernale. Iel se lève. Dans son dos, l'ancêtre grince en se dépliant et vient cliqueter de la canne jusqu'au bord du trottoir. Iel se décale pour assurer les arrières du dinosaure presque fossilisé qui se hisse lentement sur le marchepied du monstre ronronnant. Derrière le volant, un sourire patient et compréhensif. C'est Noël.

Sasha s'installe enfin à sa place fétiche, parmi les quatre sièges qui se font face, dans le sens de la marche, côté fenêtre. Pour voir la route défiler. Pour avoir de la place pour ses jambes. Peut-être pour que le destin lui offre une rencontre, qui sait ?

Et puis le film commence devant ses yeux : les bâtiments démarrent sans à-coups, accélérant pour disparaître peu à peu dans leur sillage, remplacés par d'autres, plus gris les uns que les autres dans la grisaille qui dégringole des nuages avec le soir. Soudain, dans ce tunnel de pénombre, un clignotement, puis deux, puis trois, et le scintillement vient manger tout le gris pour faire basculer la ville morne et glacée dans une féérie enchanteresse. Made in China, la féérie, mais ça fait quand même son petit effet.

Sacha contemple la vue sans presque percevoir que son bus s'arrête. Quelques personnes montent et s'installent à distance respectable. Quand on peut, on respecte toujours la solitude des autres. Pourtant, quand on est seul, on espère toujours qu'un être lumineux viendra rompre la malédiction qui fait le vide autour de nous. Hélas, les farfadets qui se pointent ont plus souvent les dents longues que les oreilles.

Malgré les lumières joyeuses, Sacha reste maussade. Iel s'approche à chaque minute du domicile familial, et l'idée même des réjouissances à venir lui plombe le moral. Autour du sapin, il y aura sa mère dans son parfait uniforme de bonniche sacrificielle, torchon à la main et omniprésente pour le service des innombrables plats, et qui n'aura que ses petits-enfants à la bouche, comme l'ogre des contes, entre deux critiques sur son célibat égoïste. Il y aura son père, aussi, patriarche taciturne que seul l'alcool dégivre, mais la débâcle se fait toujours aux dépens de ses inhibitions, révélant le roc dur et coupant du macho misogyne dont les arrêtes écorchent toujours implacablement tout ce qui peut être sensible en Sasha. Il y aura son oncle, hélas, un raciste patenté toujours tenté de salir toutes les couleurs de l'arc-en-ciel à l'exception du blanc plus blanc que blanc et que Sasha rêve de pendre avec les guirlandes électriques après lui avoir fourré la dinde dans le cul. Parce que celui-là n'a pas besoin d'alcool pour laisser se déverser hors du cloaque qu'il abrite les miasmes et rejets nauséabonds de son âme en décomposition. Et il y aura enfin sa tante, sorte de poupée insupportable dont le sport préféré est l'autotuning à coups de régimes, de maquillage, de chirurgie esthétique et de vêtements jetables plus clinquants les uns que les autres, et qui babille inlassablement un mantra inintelligible fait d'une litanie de noms de marques. À la fois vestale et fanatique de cette hérésie consumériste par laquelle le capitalisme prédateur digère le monde avant de le chier dans le vide intersidéral.

Autour du sapin, il ne manquera rien : tout ce que Sasha déteste y sera bruyamment et nocivement. Avec un peu de chance, se dit-iel en souriant à son reflet dans la vitre, leur abominable chihuahua jappeur, mordeur et frotteur à ses heures aura succombé à quelque grille d'égout d'où un rat aura jailli pour l'emporter vers son salut.

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