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Je ne suis pas sortie de ma chambre jusqu'au dîner. Pour tout dire, j'avais honte. Me mettre à pleurer devant des inconnus, c'était nul. Est-ce que Wonder Woman pleure en public ? Est-ce que Supergirl pleure devant des gens ? Est-ce que Ramona Quimby pleure ? Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ?

L'heure du dîner arrive. Elliot vient me chercher dans notre chambre. Il me tape dans le dos et me dit que ça va aller. Il est comme ça. Il ne sait jamais comment réagir face à un débordement émotionnel alors il donne une tape dans le dos. Ça tombe bien, je n'ai pas envie de parler.

Nous voilà à table. Papa m'annonce que le SUS le rappellera s'il y a un problème. Il me demande à plusieurs reprises si ça va. Je réponds que oui.

- T'es sûre ?

Parfaitement, papa. Tout baigne, mon ex meilleure amie sort avec un vieillard décrépi et veut que je sorte aussi avec un vieillard décrépi, mon orientation sexuelle est un problème, le SUS fait une enquête sur moi et va probablement me kidnapper et me disséquer si ils apprennent que je suis une mutante, j'ai vu un oisillon innocent se faire gazer et si je parle à voix haute, je risque de blesser quelqu'un mais à part ça, tout va bien !

- Je vais bien.

- Elle te dit qu'elle va bien ! intervient Elliot.

Je veux me volatiliser...

*

Je retourne au lycée le lendemain. À ma grande surprise, Jessica m'entraîne dans un coin.

- Je voudrais m'excuser, dit-elle.

Je signe que c'est pas grave. Là, j'ai besoin de m'isoler. Je n'aime pas les conflits et je n'ai pas envie de crier à la gueule de Jessica qu'elle m'a énormément déçue, qu'elle n'a pas le droit de décider à ma place de ce qui est important pour moi. Le pire, c'est que j'ai l'impression qu'elle n'a pas compris pourquoi je suis déçue, qu'elle s'imagine toujours que je suis une hétéro dans le déni. Peut-être qu'elle n'est pas l'amie qu'il me faut, après tout.

Le directeur passe nous voir dans notre classe en fin de matinée. Il nous annonce que le gymnase a été complètement désinfecté. Ensuite, à mon grand désarroi, il me montre du doigt et ajoute :

- La ville a décidé de faire une cérémonie pour féliciter Aquarelle pour son courage. Samedi prochain, dans le gymnase. J'espère que vous serez là, toutes et tous.

Quoi ? QUOI ?!! C'est une blague ? Pincez-moi, je vais me réveiller ! Au lieu de rénover le quartier sud qui en a bien besoin, la ville va faire une cérémonie inutile pour bien rappeler à tout le monde un incident stupide que j'aimerais oublier le plus vite possible ?!!

Je crois que je ne suis pas la seule à trouver cela stupide. Plusieurs élèves me lancent des regards mauvais, Juju et Tomy les premiers. Pour une fois je les comprends, enfin presque. Une cérémonie ? Pas question que je remette cette robe ridicule !

Jessica se met à applaudir, imitée par deux ou trois élèves. Je m'enfoncerais sous terre si je le pouvais. Je fais signe à Jessi d'arrêter. Elle le fait. Tant mieux.

La cloche sonne. D'habitude, je sors en même temps que Jessi. Je me rappelle juste à temps qu'on est... moins amies qu'avant et je me rends devant la porte du bureau du directeur. J'hésite. Finalement, je frappe. Il crie : « entrez », j'entre et mon cœur vacille. Il est assis derrière son bureau, avec ses lunettes et sa calvitie naissante et il me regarde d'un air intrigué.

- Aquarelle ? Je peux faire quelque chose pour toi ?

Je réponds en signant. Il me rappelle qu'il ne comprend pas la langue des signes et me désigne le tableau blanc. J'écris : « Je ne veux pas de cette cérémonie. » Il me regarde comme s'il m'était poussé une deuxième tête.

- Aquarelle, dit-il lentement, cette cérémonie va avoir lieu et tu vas faire un discours devant tout le monde. On en a besoin.

Je ne comprends pas. Ils ont besoin de dire à tout le monde que leur prof d'EPS a enfermé une élève dans le gymnase avec une créature qui aurait pu être dangereuse ? Il y a énormément de questions qui se bousculent dans ma tête mais aucune me sort. Finalement, j'écris trois points d'interrogation au tableau en espérant qu'il comprenne.

- Tu as remarqué qu'on traverse une situation difficile ?

De mon point de vue, non. Je ne traverse pas une situation difficile puisque je n'ai jamais rien connu d'autre. Quand les adultes me disent que c'était mieux avant, que la grille et les stymphales ont détruit leur vie, je compatis, évidemment. J'ai de la peine pour eux. Malgré cela, je n'ai pas l'impression de traverser quoi que ce soit. Cependant, je réponds oui puisque c'est ce qu'il a envie d'entendre.

- La ville pense, et je suis d'accord avec eux, que ce qui s'est passé dans le gymnase a une très grande valeur symbolique. Si on apprend qu'une fille comme toi a tenu tête à un stymphale, ça peut nous redonner espoir à tous.

Merde. Je comprends presque ce qu'il veut dire. Ma chaîne de télé préférée, c'est « vie douce », une chaîne qui diffuse principalement des vidéos de bébés animaux et des histoires niaises. Ouais, je suis une guimauve à l'eau de rose et j'en ai un peu honte mais quand on a une vie pourrie, on a parfois juste envie de pleurer en regardant des chatons jouer.

Le problème, c'est que je n'ai pas envie d'être le chaton mignon de quelqu'un d'autre. Je suis une personne, quelqu'un de compliqué avec une histoire compliquée. J'ai pas envie de devenir une « source d'inspiration » qui fait pleurer dans les chaumières. Comment le lui expliquer ?

Pourquoi ? écris-je au tableau. Je n'ai rien de spécial.

- Justement, répond-il. On pense que ce serait bien parce que tu es une adolescente normale, à qui tout le monde peut s'identifier.

Tout le monde ?!! S'il savait... J'écris que je suis muette. Ça n'a pas l'air de le décourager.

- C'est cela, ajoute-t-il. Le fait que tu aies fait ça avec un handicap est encore plus inspirant.

Je suis un glurge, j'ai compris. Je n'en ai aucune envie mais maintenant, les gens veulent que je devienne une histoire inspirante qui fait passer les handis pour des super-héros alors qu'on veut simplement avoir une vie normale. Au secours.

- Si la ville adaptait la ville pour la rendre accessible aux handis ce serait mieux que cette cérémonie.

Je le pense. Des cours de langue des signes dans toutes les écoles, ce serait mieux. Des rampes d'accès partout pour les personnes à mobilité réduite, ce serait bien mieux. Des aménagements pour les personnes qui ont un handicap invisible, ce serait chouette. Tout plutôt que cette putain de cérémonie !

- Ça viendra, dit-il. Tu devrais voir ça comme une opportunité.

- ???

- Attirer l'attention sur le handicap. Changer les mentalités.

Ça, ça me parle. J'adorerais faire ça. Mais pour faire ça, il faudrait que j'ai du charisme, de la force, une âme d'héroïne. Je n'ai rien de tout ça.

- Alors, insiste-t-il, tu vas le faire ?

Je le salue et je sors sans répondre. Je me sens perdue. Je rentre à la maison et je bouffe en vitesse en regardant une vidéo de bébés hérissons. Ah, ces hérissons. Ils ne savent pas quelle chance ils ont.

StrictaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant