L'effort qu'elle dû faire pour garder les yeux ouverts éclipsa tout le reste.
La peur, la colère, la tristesse ne pouvaient pas s'insinuer en elle tant l'urgence l'emplissait toute entière. Un mal pour un bien.
Inventer des mondes dans les respirations de ses parents pour ne pas dormir.
Tour à tour monstres ou créatures merveilleuses, elle composait fourrure, écailles, plumes, pierres et dents acérées autour de ces deux souffles endormis.
Elle ne les verrait plus jamais, alors elle aurait bien aimé, plutôt, garder d'eux la moindre miette de souvenirs de ces derniers moments passés ensemble.
Mais ç'aurait été trop risqué. Elle devait laisser son imagination s'emballer dans tous les sens possibles. Sans répit.
Ce devait être l'heure.
Avec des gestes mille fois répétés pour s'entrainer, elle sortit de sa couche presque sans un bruit, abandonnant sa chemise de nuit qui dissimulait, assez mal d'ailleurs, les habits qu'elle avait subtilisé au lavoir ces derniers temps.
Des vêtements d'homme, robustes, conçus pour la marche et le froid.
Les minces rayons de lune qui s'infiltraient par la petite fenêtre caressaient les perles de la robe trônant au centre de la pièce. Cela faisait comme autant de petits yeux l'observant dans la pénombre.
Mais Menthe ne voulait pas regarder la robe.
Ne pas penser aux mains de sa mère qui brodaient et cousaient, avec l'aide des autres femmes de la rue, depuis des semaines.
Ni penser à celle qui hériterait de cette robe, ou d'une autre, condamnée à prendre sa place.
Ni surtout, surtout, penser à ce qui arriverait aux deux souffles qui rythmaient le silence de la chambre quand l'ogre apprendrait sa fuite.
Non. Ne penser à rien de tout ça.
Elle ferma les yeux un instant pour rattraper ses pensées qui fusaient comme autant de poissons dans une mare à l'eau trouble et revint tout à fait au présent.
Elle ouvrit la porte très lentement, la referma derrière elle. Son coeur battait trop fort pour qu'elle sache dire si l'opération s'était déroulée dans un parfait silence.
Elle traversa le salon prudemment, ouvrit la dernière porte qui la rattachait encore à chez elle et marqua un arrêt.
Ce n'était plus chez elle. Ce n'aurait plus été chez elle dans trois semaines quoi qu'il en soit.
Une seconde fois, elle referma derrière elle avec des gestes étudiés et respira à pleins poumons l'air de la nuit.
Si ses calculs étaient bons, elle disposait d'une semaine avant que l'alerte ne soit donnée, avant que l'ogre n'apprenne.
Aucune fille n'avait jamais fui de cette façon alors ce n'était que conjectures mais qui, au village, prendrait le risque de faire la route jusqu'au château pour lui annoncer la nouvelle ? De recevoir en personne ses premières foudres ?
Son pari était que leurs voisins attendraient, pétrifiés, que les hommes de main de l'ogre passent faire leur tournée d'inspection hebdomadaire. Retarder l'échéance.
L'estomac de Menthe se tordit de culpabilité. Ils paieraient le prix lourd, tous peut-être, pour sa défection.
Quelques-uns la comprendraient-ils ? Ses parents au moins ?
Elle avait cru quelques fois déceler dans le regard embué de sa mère une discrète supplique. Pars. Fuis.
Depuis trois décennies, l'ogre prenait épouse parmi les filles des villages sur qui il régnait en maître. Et les épousailles allaient bon train car à chaque fois, quelques semaines ou quelques mois après la noce, la mariée se donnait la mort.
Et ce cirque macabre recommençait.
Après les funérailles, l'ogre en personne sortait faire la tournée des villages pour désigner la prochaine.
Deux mois plus tôt, il avait jeté son dévolu sur Menthe.
Comme le voulait la coutume, il avait offert à ses parents une dernière saison, trois mois auprès de leur fille.
Dans trois semaines il viendrait la chercher pour l'amener au château. Et la briser comme toutes les autres.
Alors Menthe avait choisi de fuir.
Elle récupéra son sac, caché sous l'appentis, et se mit en route.
Arrivée à la rivière, elle sortit le couteau que son père lui avait offert pour ses sept ans et taillada ses cheveux au plus court, puis les jeta par poignées dans l'eau.
Elle avait d'abord pensé à les laisser à ses parents comme un dernier souvenir, mais alors ils auraient tous su qu'il fallait chercher un garçon.
Le courant emporta avec lui son secret et les vestiges de la vie qu'elle abandonnait cette nuit-là.

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Menthe
AdventureCette nuit, Menthe part. Elle fuit, d'abord, mais elle part aussi à l'aventure. Rédigé en écriture automatique tout au long du mois d'octobre à partir de la liste de thèmes proposés par l'illustratrice Tarmasz sur instagram, cette nouvelle en cinq c...