Chapitre 4

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- C'est à cette heure là que tu rentres ?, braya le ventripotent moustachu.

- J'étais au lycée, le contrôle d'Histoire a été repoussé d'une heure à cause du prof, répondit le jeune homme, tremblotant.

- Et tu ne pouvais pas nous prévenir ? A quoi ça sert qu'on se tue au travail pour te payer un téléphone portable, si c'est pour ne pas l'utiliser quand il serait vraiment utile ? Ah, ça, pour s'abrutir toute la journée devant la console, il y a du monde, mais quand il s'agit de penser à autre chose que son propre petit plaisir, il n'y a plus personne. Je me demande comment on t'a élevé...

- Oh, ça va, pas la peine d'en chier une pendule, répondit JK, engaillardi par la testostérone adolescente et sa consternation devant l'étendue de la stupidité paternelle.

- Espèce de petit connard ! File dans ta chambre avant que je mette une baffe dans ta sale gueule de morveux ! Et n'espère même pas en sortir ce soir, ou tu vas amèrement le regretter.

- Ohlala, que j'ai peur.

- Ah ouais ?

Un coup de pied dans les rotules bien placé mit fin au débat. Leçon d'efficacité diplomatique dont devraient s'inspirer nombre d'ambassadeurs.

- Allez, casse-toi, avant que je m'énerve ! Vite !

En pleurs, le garçon monta avec peine les escaliers pour aller se réfugier dans sa tanière.

Sur ces bonnes paroles, Robert se posa devant la télévision. Pas question de louper son émission de télé-réalité favorite, "Qui veut tricoter mon pull ?".

Le principe : divers candidats devaient aborder des personnes âgées dans la rue, et leur demander poliment de tricoter une partie de leur pull en utilisant le matériel fourni par la Production. Si ils trouvaient, pendant que les anciens s'affairaient devant la caméra, le courage de leur poser des questions salaces, ils décrochaient des "points cadeaux". Ces derniers leur donnaient droit à des bonus fort utiles livrés par hélicoptère, tels que des pelotes de laine de couleurs différentes ou des aiguilles plus pratiques à manipuler. Ceux qui arrivaient à obtenir un tricot complet à la fin de la journée étaient qualifiés pour la finale, au cours de laquelle un jury constitué de "personnalités" élisait le plus beau pull. Le grand gagnant repartait avec un joli chèque de dix-mille euros et son poids en chocolat au noisettes.

Bien sûr, Bébert avait un peu honte de se salir ainsi les rétines devant de tels programmes. Mais lui, c'était différent : il valait beaucoup mieux que le reste du troupeau, parce qu'il était pleinement conscient de la bassesse de l'acte. Il se savait infiniment supérieur aux idiots qui vendaient leur âme à ce type d'émission, et, surtout, à tous ces crétins de téléspectateurs qui nourrissaient comme des moutons l'audimat de chaînes de télévision peu scrupuleuses.

A chaque fin d'épisode, l'ego bébéresque en sortait consolidé, tant il était halluciné par le niveau déplorable du genre humain. Puisque, corollaire, son degré personnel semblait tout bien pesé largement satisfaisant en comparaison, lui qui ne regardait ce triste spectacle que pour s'en moquer avec allégresse et lucidité. Pas comme l'autre bande de babouins ignares, voyez-vous.

Vint le générique tant attendu. Le fringant moustachu en profita pour s'ouvrir une boisson houblonnée ; le genre "bière de clodo pas chère mais qui bourre vite", sa marque préférée. Il monta le son, se lissa le follicule pileux sous-nasal d'un mouvement de doigt parfaitement maîtrisé, et détendit sa colonne vertébrale de manière à ce que son corps flasque épouse parfaitement la structure du canapé. Enfin un instant de repos après cette longue semaine à trimer à l'usine, un moment béni des dieux pour se vider la tête et ne penser à rien.

C'eût été un euphémisme de dire que l'homme n'était pas au meilleur de sa forme. Ses yeux étaient pourvus de telles valises qu'il lui aurait certainement fallu payer un supplément bagage pour prendre l'avion. Son crâne autrefois serti d'une majestueuse toison blonde bouclée était aujourd'hui parsemé de vilains trous, précurseurs d'une calvitie ravageuse. Sa bedaine bedonnant de façon tragiquement bedonnante l'obligeait à se servir d'une canne pour marcher dans la rue. Son souffle se faisait haletant, ses articulations douloureuses.

Le prix d'une longue vie joyeuse à clouer à la chaîne des trucs avec des machins, puis des machins avec des bidules, et ainsi de suite pendant huit heures par jour, tout cela depuis la fin de son adolescence.

Pendant ce temps-là, JK était allongé sur son lit, l'œil humide et le regard fixé vers le plafond, une main dans le slip à hauteur de l'entrejambe triturant négligemment son appendice sexuel.

Il n'avait que seize ans, mais déjà il sentait des siècles de malheur peser sur ses frêles épaules.

Alors, pour évacuer la frustration et la mélancolie que lui inspiraient cette planète si cruelle avec lui, il s'imaginait dans des situations érotiques rocambolesques avec toutes ces filles canons du lycée qui, dans la très sévère réalité, ne lui accordaient même pas un regard en biais.

Mais, dans sa tête, ce lieu de débauche et de perversion, ce baisodrome sans lois ni principes moraux, il était le Dieu incontesté. Et c'est qu'il adorait abuser de son pouvoir divin. En cet instant même, Jessica et ses énormes roploplos, en nuisette bleu ciel, l'embrassait dans le cou avec une indécence manifestement appréciée, tandis que Nina, la jolie brune au fuselage parfait, qui n'avait vraisemblablement pas froid aux yeux pour une jeune fille de son âge, se préparait à lui...

- Toc toc toc ! Alors, on fait l'balèze, Gervais aux fraises ?

Comme par hasard, juste au mauvais moment. Pas le moyen d'avoir un putain de moment d'intimité dans cette maison, même en ayant été condamné à l'isolement par le tribunal de l'injustice parentale.

JK tenta tant bien que mal de cacher son zigouigoui sous le traversin, juste avant que la porte ne s'ouvre, dévoilant une génitrice peu soucieuse de la convention sociale pourtant ratifiée de longue date stipulant qu'il ne fallait jamais, au grand jamais, pénétrer dans la chambre d'un adolescent mâle sans s'annoncer au moins trente bonnes secondes à l'avance. Obnubilée par sa mission, elle ne sembla heureusement rien remarquer.

- Bon, allez, viens manger, ça ira pour cette fois. Mais ton père et moi, nous aimerions que tu nous montres un peu plus de respect. Tant que tu habiteras ici, il faudra t'habituer à suivre certaines règles.

S'ensuivit un discours-type moralisateur que le jeune homme ne fit même pas semblant d'écouter. D'autant plus qu'il y en avait un qui se sentait délaissé, prisonnier sous le polochon, abandonné à son triste sort à quelques instants seulement de la libération d'endorphine. "Coucou, je suis là, il y a quelqu'un ? Où êtes-vous tous passés ? Il fait tout noir, ici ! Help ! Ça pique !"

De toute manière, pas question de se faire marcher sur les pieds.

- Non mais j'en ai rien à foutre de vos délires. Le mec m'engueule sans aucune raison, limite me tabasse, et il faudrait en plus que je m'excuse. Je n'ai pas faim, merci, et je suis très bien dans ma chambre. Bonne nuit.

Un gémissement aigu, une porte qui claque.

Enfin tranquille pour un bout de temps.

[Roman] Comment monter sa propre secte dans son jardin ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant